TRIBUNE LIBRE : LA CORSE. UNE HISTOIRE DE 11 000 ANS

La preuve certaine de la présence humaine en Corse date de 6 600 avant JC, avec la Dame de Bonifacio (musée de Levie) après que l’île a été séparée de la Sardaigne, avec la montée des eaux, 9000 ans avant JC. Cette époque correspond au début de l’agriculture en Mésopotamie, (7000 av JC) et aux premières traces de la Grèce antique (4000 av JC).

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L’île est ouverte aux échanges avec les hommes de la Méditerranée, comme en témoignent le plus ancien creuset à cuivre de la Méditerranée occidentale (2 600 avant JC) découvert près d’Aléria et les constructions mégalithiques proches de celles de Catalogne, d’Andalousie, de Sardaigne et de Malte.

1 – L’ENTRÉE DE LA CORSE DANS L’HISTOIRE ÉCRITE 5 SIÈCLES AVANT JC

La Corse entre dans l’histoire écrite avec l’arrivée de Grecs Phocéens[1] qui, chassés, par les Perses, fondent ALALIA (Aléria) en 546 av JC. C’est un important afflux de population (pour l’époque) que vit la Corse. Vivant de commerce et de piraterie, les Phocéens sont vaincus par une coalition étrusque et carthaginoise dont ils gênent les routes commerciales maritimes, et se replient sur leur colonie de MASSALIA (Marseille).

Des Corses vivent également à ALALIA, désormais sous la présence et l’influence étrusque et carthaginoise, qui les qualifie de « barbares ». Leur présence est attestée par la tombe d’une sépulture féminine, vêtue de la tenue des KORSI de l’intérieur. On retrouve ces KORSI (sous l’appellation de KURNIENS) dans les armées d’Hamilcar[2] à la bataille d’Himère en 480 av JC.

Conséquence : cette émigration militaire est un trait permanent de l’histoire corse, avec une oscillation entre attachement à la puissance dominante et volonté d’insoumission.

Le graphique suivant résume cette histoire depuis les grecs jusqu’à la France :

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2 – 600 ANS DE PRÉSENCE ROMAINE ENCORE PRÉGNANTE : 259 av JC – 476 ap JC

La situation de l’île et ses riches forêts permettant la construction de mâts et navires, en font un enjeu pour Rome dans sa lutte avec Carthage. Rome y intervient dès 259 av JC après avoir vaincu Corses et Sardes, alliés des Carthaginois. Après la victoire sur les Carthaginois en 202 avant JC, la présence romaine en Corse se fait plus pesante avec l’envoi de plusieurs milliers de soldats. De révoltes en répressions, la «PAX ROMANA» s’impose.

En 100 avant JC la ville de MARIANA (Luciana) est fondée avec l’implantation de nombreux vétérans de l’armée romaine. En 81 avant JC, Sylla en fait de même à ALERIA, carrefour des voies commerciales et escale potentielle des ports du Sud de la Méditerranée (Carthage et Alexandrie notamment). La présence romaine jusqu’à 476 après JC (chute de Rome) marque l’île.

Conséquence : le corse se forge à partir du latin populaire. Les structures familiales (rapports hommes-femmes, noms et surnoms) et politiques (opposition de deux grands partis menés par des aristocrates) sont proches de l’organisation romaine.

3 – 600 ANS DE HAUT-MOYEN ÂGE : TROUBLE (VANDALES, BYZANTINS ET PAPAUTÉ) MARQUANT L’INCONSCIENT COLLECTIF : 455 – 1098

Avec la chute de Rome, l’île subit les invasions barbares et passe sous domination vandale durant près d’un siècle (455 à 534). Ce peuple de Germains avait constitué en 470 un empire comprenant l’Afrique du Nord et toutes les îles de la Méditerranée occidentale. Ayant adopté la foi arienne[3] ils sont combattus et vaincus par les armées de l’empereur romain d’Orient[4], Justinien, craignant que la flotte vandale ne perturbe ses opérations militaires et commerciales. La Corse devint alors byzantine pour près de 50 ans, puis soumise à l’assaut des Lombards, entrés également en conflit avec la papauté.

Rome se défait des lombards avec l’aide des Francs de Charlemagne en 774.

Devenue territoire pontifical, elle est sous la « protection » des Toscans[5] (Pise et Florence), vassaux de Rome. Elle utilise le toscan[6] comme langue écrite, passe sous l’influence intellectuelle de la Toscane et de la papauté et se coupe de la Sardaigne. Puis la papauté cède l’île à Pise en 1098.

Conséquence : en ces temps troubles, accentués par les incursions sarrasines, commence le repli de la population vers l’intérieur.

4 – 700 ANS DE BAS MOYEN-ÂGE OU 400 ANS DE PAIX PISANE PUIS GÉNOISE, INTERROMPUS PAR 300 D’INSTABILITÉ COUPANT L’ÎLE EN DEUX : 1098 – 1729

La période pisane se traduit par près de 200 ans de paix et de stabilité, avec le Nord dominé par des seigneurs d’origine toscane et le Sud par un groupe nobiliaire de CINARCA. Elle prend fin en 1284, par la victoire de Gênes sur Pise[7], en guerre pour la possession du commerce et des richesses agricoles de Corse et de Sardaigne. Face à Gênes toute puissante, la papauté fait appel au royaume d’Aragon, auquel s’allient les seigneurs du Sud. En guerre permanente les uns contre les autres, ils suscitent la révolution de 1358, menée par Sambucucciu d’Alandu qui renverse les seigneurs et détruit leurs châteaux.

Mais le retour des féodaux conduit le Nord à se placer sous la protection de la « Commune » de Gênes : l’île est ainsi délimitée par la « Terra del Comune » (Nord), gouvernée directement par Gênes, et la Terra dei Signori (Sud et Cap Corse). Il faut 200 ans encore, (traité de Cateau-Cambrésis[8] en 1559), pour que Gênes s’empare de la Corse et la domine jusqu’en 1729.

Conséquence : l’époque marque une structuration juridique de l’île encore présente encore dans les esprits : une Terra del Comune où s’appliquent des règles juridiques plus strictes et une Terra dei Signori qui tolère accommodements et pouvoir d’intervention des seigneurs.

5 – MOUVEMENTS, PROGRÈS ET RÉALITÉS EN 700 ANS DE BAS MOYEN-ÂGE 

Des hommes remarquables illustrent l’époque : Sambucucciu d’Alandu, Sinucello de Cinarca, Arrigo de la Rocca, Vincetello d’Istria. Héros militaires et politiques, ils détiennent une légitimité fondée sur une appartenance familiale, pécuniaire et élective. Ils font rêver en imaginant un État corse et cherchent des soutiens extérieurs. Sampieru Corsu donne ainsi un sens patriotique corse à l’intervention française de 1553 menée pour soustraire l’île à la domination génoise. Gênes, qui a déjà Bonifacio (depuis 1195), construit les citadelles de Calvi, Bastia et Ajaccio. La paix génoise est marquée par un développement agricole et commercial (châtaigner, blé et arboriculture) alternant incitation et coercition. Les rapports entre notables corses et génois sont étroits et les collèges jésuites forment les futurs notables ruraux.

Mais au dessous de pouvoirs extérieurs auxquels elle paye (ou pas) l’impôt, l’île reste organisée suivant ses structures anciennes. La gestion des villages et des pieve repose sur l’unité et la lutte entre familles, qui s’accordant des prérogatives de « déclaration de guerre » (vendetta) pour rendre justice. Mais l’unité est variable : elle se fait contre un village voisin, contre une autre pieve, ou de manière globale face à des attaques extérieures.

Conséquence : se forgent en cette période, le sentiment patriotique et celui du notable légitimé par la population, le sentiment de la gestion propre des affaires de justice et la prise de conscience du rôle de l’éducation dans l’affirmation de la notabilité.

6 – UNE TRÈS COURTE RÉVOLUTION PAOLISTE QUI FORGE LE RÊVE

La révolution Paoliste, qui dure 14 ans, de 1755 à 1769, est devenue symbolique et mythique. La population juge insupportable le contrôle des terres les plus riches par les colons génois. Des années de pénuries accentuent ce sentiment d’injustice. C’est dans ce contexte que Pascal Paoli, unissant profond enracinement insulaire, formation et culture solides, parvient à établir un pouvoir stable, hors des villes restées aux mains des Génois. Une politique de développement économique (création d’une flotte et du port de l’Ile-Rousse) et culturel (création de l’Université) porte ses fruits, d’autant qu’il parvient à mettre fin aux excès de la vendetta.

Son texte constitutionnel de 1755 affirmant le droit des peuples à la liberté et au bonheur suscite admiration et intérêt dans l’Europe des Lumières. Il répand la notion d’intérêt public. Incapable de reconquérir l’île, Gênes cède la Corse à la France le 15 mai 1768. La défaite de Ponte Novu en 1769 brise la résistance et les notables se rallient au nouveau régime.

Conséquence : cette époque mythique est la seule où l’île a intéressé le monde, non par ses paysages ou ses mœurs pittoresques, mais par ses choix politiques, économiques et culturels.

7 – LA RÉVOLUTION FRANÇAISE ET LES 250 ANS DE LA FRANCE EN CORSE

Après la cession, la Corse sert de lieu d’expérimentation à des innovations envisagées pour le Royaume : Bonaparte, issu de famille noble, a des facilités pour faire ses études en France. Mais ces facilités s’accompagnent de la fermeture de l’Université et de l’expulsion des Jésuites, privant l’île de lieux de formation. L’aggravation des impôts et l’attribution à des propriétaires privés de terres communes exaspèrent la population. La Révolution de 1789 est ainsi comprise comme l’adhésion aux idées Paolistes. L’île, rattachée à l’Empire français le 30 novembre 1789, s’oppose à l’achat de biens nationaux[9] et Paoli fait appel à l’Angleterre. La conquête française débute après le succès de Bonaparte en Italie en 1796. Devenu Napoléon, il mène une dure répression[10] contre les idéaux de liberté répandus en Corse.

À partir de 1815 (Restauration[11]), la vie politique se structure autour de deux partis, deux clans, prêtant allégeance aux partis dominants : royalistes et libéraux, légitimistes et républicains, bonapartistes et républicains, cléricaux et anticléricaux, gaullistes et antigaullistes, droite et gauche actuelles. Cette allégeance est changeante en fonction du pouvoir en place, des intérêts et des hommes. Le clan qui est l’interprète de deux sociétés aux modes de fonctionnement différents, impose son pouvoir en Corse par son poids à Paris et à Paris par son enracinement en Corse. Les dérives électorales en sont la conséquence du 18ème siècle à aujourd’hui.

La présence française, indiscutée par la très grande majorité des Corses, a disposé d’un appareil d’État solide et d’instruments d’intégration qui ont joué pleinement leur rôle : armée coloniale accompagnée de nombreux civils tentant d’échapper à la pauvreté dès le 19ème siècle ; école fournissant de nombreux cadres au système administratif français. Elle a été accentuée par le développement culturel, démographique et économique, puis amplifiée par le numérique.

Conséquence : s’installe un sentiment de double appartenance, fondé sur la négation de la spécificité (l’hyper-patriotisme) et une survalorisation de la spécificité (mouvements fondés sur l’identité Corse). Ils sous-tendent la vie politique et économique actuelle.

Avec mes remerciements les plus sincères à l’adresse de Jean-Marie ARRIGHI qui m’a appris l’histoire de la Corse.

Roger Micheli

[1] Cité grecque de la Turquie actuelle du bord de la Méditerranée situé au nord d’Izmir, à la même latitude qu’Athènes.

[2] Hamilcar, grand père du célèbre Hannibal, y est vaincu par les grecs de Syracuse (côte Est de la Sicile)

[3] Le principe de l’arianisme, doctrine créée par Arius prêtre d’Alexandrie, était la non-divinité du Christ, qui aurait été créé inférieur au Père, mais supérieur aux humains.

[4] Vers 400 l’Empire romain se retrouve divisé en deux : l’Empire romain d’Occident qui disparaît avec la chute de Rome et l’Empire romain d’Orient qui subsiste un millénaire durant, jusqu’à la prise de Constantinople par les Ottomans en 1453.

[5] Le marquis de Toscane Boniface II serait le fondateur de Bonifacio.

[6] Le toscan est devenu l’italien officiel lors de la constitution de l’état italien en 1861

[7] Bataille de Meloria, îlot au large de Livourne.

[8] Traité mettant fin aux guerres de possession des provinces italiennes (de Milan, Florence à Naples) entre Philippe II d’Espagne, fils de Charles Quint, et Henri II de France, fils de François 1er.

[9] Les biens nationaux constitués par les bâtiments, objets, terres agricoles, bois et forêts de l’Eglise sont saisis et vendus pour résoudre une des causes de la Révolution : l’endettement de la France (déjà…).

[10] « La Révolution s’est faite selon les principes qui l’on commencée; elle est finie. » Coup d’Etat des 9 et 10 Brumaire 1799

[11] La Restauration : retour à la souveraineté monarchique après la chute de Napoléon en 1815.

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