Deux nouvelles concomitantes nous sont parvenues.
Concomitantes, oui, mais pas étrangères l’une à l’autre (ce qui est exactement le sens du mot « concomitant »).
D’abord, la chronique de Marc Biancarelli dans « In Corsica » de ce mois-ci.
Ensuite, l’annonce tonitruante et burlesque de la réforme de l’orthographe par l’académie française.
Le lien ? Marcu Biancarelli développe un propos qui est le sien depuis des années et que je comprends tout à fait : Quelle société schizophrénique peut réclamer l’institutionnalisation d’une langue qu’elle s’évertue à ne pas parler ?
Parler notre langue est un acte quotidien et non militant. Dès le moment où il devient militant, il devient revendication. S’il devient revendication, il échappe au principe du réel pour s’entourer d’un symbolisme politique. Or, l’effort populaire doit rencontrer la volonté politique.
Là où mon propos diffère d’avec l’auteur de « Orphelins de Dieu », c’est qu’il y a, comme il le dit très justement, une prise de conscience populaire et familiale à avoir au niveau de la pratique cependant, j’ajouterais que cette disposition sociétale linguistique doit rejoindre en un point de convergence une volonté politique ferme et déterminée d’institutionnaliser le corse dans les pratiques officielles.
Sans cette rencontre alchimique salutaire, le corse sera voué à la disparition totale amorcée depuis le milieu du XXème siècle, abandonné en tant que « lingua di u pane » et simplement revendiqué de manière grotesque par des militants culturels et politiques portant des soins ostentatoires à un cadavre déjà décomposé.
Là où l’écrivain a raison, c’est que l’utilisation de la langue n’est pas une priorité. Mais elle n’est pas non plus mineure ou subalterne.
Si la société corse est une sphère, toutes les problématiques que nous rencontrons aujourd’hui sont équidistantes de son centre. Le chômage ravage nos villes, notre agriculture disparait, les salaires sont parmi les plus bas de France alors que la vie ici est beaucoup plus chère, les prix de l’immobilier sont trop élevés pour permettre l’accession des insulaires à la propriété, la précarité touche quasiment un corse sur 3 qui vit sous le seuil de pauvreté (et on ne place pas les travailleurs pauvres dans ce chiffre approximatif), la drogue s’insinue dans nos rues comme si le piston d’une seringue sale la propageait dans les veines de nos villes, les jeunes sont déscolarisés très tôt, l’économie est sinistrée, nos villages abandonnés et notre culture (donc notre langue) sont en voie de disparition totale.
Peut-on réellement établir une hiérarchie de la gravité et de l’urgence de tous ces fléaux qui nous accablent ? Etablir une forme de pyramide de Maslow de la catastrophe ? Certainement pas.
La langue n’a pas la primauté sur la survie des individus. Persu u populu, persa a lingua. L’inverse, bien connu, étant vrai aussi.
Ventre vide n’a pas d’oreille. Pas même pour notre langue nationale.
Cependant, il faut reconnaitre un caractère particulier à la langue à l’heure où notre peuple commence à développer des embryons d’espoir en l’avenir : elle est le socle, le pivot central de ce qui peut constituer la définition normative du peuple donc de la nation corse.
L’intégration et l’assimilation, ce que nous appelons « fabriquer des corses » ne peut se produire que dans la mesure où un élément extérieur est ramené à un cadre précis qui reste à définir mais dont nous connaissons l’axe central.
La question que je me pose depuis un certain temps est : la langue doit-elle évoluer en intégrant de nouveaux mots et en se réformant ou doit-elle être immuable et attribuer aux linguistes la charge sacrée de retrouver les mots et formules perdus ? Si elle est le moyeu de notre identité, la décision d’orientation de celle-ci deviendra un acte politique fort, définissant la forme de notre gabarit identitaire.
Je ne suis pas un docte personnage de la langue, un linguiste révéré, un sociologue cité et reconnu. Je ne m’aventurerai pas à choisir mon camp dans ce conflit où d’autres sont plus expérimentés que moi. J’ai moi-même d’autres fronts belliqueux à tenir.
Je leur souhaite cependant d’avoir la conscience et l’intégrité de sortir des dogmes politiciens, des carcans et sofas universitaires, pour rendre contagieux le corse dans la rue, qui est le plus petit espace politique de notre île mais surtout le plus important.
C’est cette rue qui a certainement dicté à l’Académie française l’annonce de la réforme qui met en émoi les réseaux sociaux et autres philologues depuis ce matin.
J’en viens ici à la nouvelle qui a frappé le monde sensible hier matin, notamment dans la sphère internet.
L’accent circonflexe est devenu le nouvel étendard de la révolte. Comme Charlie, et le Bataclan après lui.
Cependant, en s’y intéressant de près, ce feu d’artifice révolté d’aujourd’hui aurait dû être tiré depuis 2008, car c’est bien de cette année-là que date la réforme rédhibitoire. Modification officielle qui ne prévoit pas la disparition de l’accent circonflexe mais autorise son absence dans certains mots. Cette réforme prévoit, plus durement, l’ajout de nouvelles normes orthographiques quant au pluriel des noms composés, le pluriel des mots empruntés (aux autres langues) etc…
Elle nous révolte aujourd’hui car c’est à partir de 2016 que les éditeurs de manuels scolaires ont décidé de l’appliquer.
Nous réagissons en retard, comme toujours, et de manière ostentatoire, comme d’habitude.
Cependant, les raisons de l’inquiétude sont légitimes. Je souffre de ce délitement de la culture, où que je pose mon regard.
J’aime la langue française. Elevé dans sa littérature foisonnante, avant-gardiste, révolutionnaire, émouvante et passionnante, il ne pourrait en être autrement. J’ai ragé de ne savoir écrire comme Victor Hugo, j’ai été ému par Jean Raspail, René Guénon me suit depuis ma tendre jeunesse. La liste prendrait toute une vie.
La langue française est la langue la plus fascinante du monde. L’une des plus riches. Ne dites plus « l’une des plus complexes » car toutes les langues disposent d’une complexité équivalente, le langage étant la quintessence des capacités cognitives humaines qui sont rigoureusement les mêmes pour tous ceux disposant d’un code génétique humain (oui, ok, si ça se trouve, il n’en reste plus beaucoup).
J’assiste donc à son effondrement dans la rue, au quotidien, de par mon métier et mes interactions sociales. J’assiste à son délitement dans la presse, dans les médias, à ses éclaboussures nauséabondes sur les étals des libraires alors que les maisons d’édition peu scrupuleuses poignardent sa littérature à grands renforts de stérilités et de vulgarités.
J’ai mal.
Si je ne considère pas la France comme un pays ami, en sa qualité d’entité politique, administrative et juridique, j’avoue aimer ses régions qui sont des nations d’autrefois (le Midi, les Pyrénées, la Provence, la Bretagne, l’Alsace…), j’aime ces individus qui ont oublié qu’ils eurent une patrie mais qui ont gardé au sein de leur folklore parfois absurde les échos mourants des Volkgeists d’antan.
J’aime maitriser cette langue dans la mesure de mes capacités, j’aime qu’elle me surprenne et qu’elle joue avec moi comme je joue avec elle.
Je l’aime moins que ma langue maternelle, certes, mais j’avoue avoir une passion parfois honteuse pour elle.
Et aujourd’hui, j’assiste donc à son suicide lent et programmé qui correspond à une volonté politique globale de niveler par le bas en ramenant non pas les individus à ce qu’ils ont de meilleur mais bien en les rabaissant à ce qu’ils ont de plus crasse.
On m’a élevé en me martelant « Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement ». Cet adage de Boileau tiré de son « Art poétique » est devenu une réelle obsession chez moi et ce, peu importe la langue.
Le langage, l’idiome, est l’expression des Idées au sens platonicien du terme, la manifestation des archétypes dans notre microcosme. Le monde a été créé par le Verbe et c’est le Verbe qui contribue toujours encore à lui donner sa forme.
Que peut produire l’hybridation, la dévaluation d’une langue, son amputation, sa perte, son abandon, sur la nature qui nous entoure, matérielle et immatérielle ?
Une dégénérescence. La langue cesse alors d’être le vecteur naturel et serein d’une identité pour devenir un outil de propagande, une arme au service de celui qui maitrise les signifiants et les signifiés et qui, tel un démiurge mal intentionné, tente de modeler la société des hommes en influant sur les esprits. La langue se donne par la bouche et se reçoit par l’oreille. Tiens, la Novlangue d’Orwell.
Aussi, nous assistons donc au suicide d’une langue quand une autre veut renaitre, même maladroitement. Alors que l’identité française se perd dans une mondialisation dont le républicanisme est l’outil favori, l’identité corse veut renaitre de ses cendres encore trop froides.
La pulsion de mort et l’instinct de survie s’affrontent dans un jeu faussé par les notions de temps et de rapport de force.
Le noyé tente d’entrainer le nageur le plus proche qui a bien du mal à flotter par lui-même dans sa dérive mortelle vers les profondeurs.
J’ai donc de la peine aujourd’hui, car cette révolution appelée par Marc Biancarelli à la fin de son article, je ne la vois venir que trop sporadiquement, par des initiatives associatives encore trop parsemées et isolées, je vois encore mon peuple appeler de ses vœux vains la reconnaissance de quelque chose que lui-même a bien du mal à identifier et à employer, je vois une culture majeure de l’humanité s’effacer face aux impératifs de la crétinerie et de la médiocratie.
J’aurais pu faire cette énième chronique qui vous essoufflera ou vous fatiguera dans la langue de la Muvra. J’ai choisi de la faire dans la langue de Baudelaire et de Camus. J’aurais pu le faire dans la langue de Dante, de Yeats, d’Evola ou de Byron. Et alors ? Je n’ai rien à prouver à qui que ce soit. Je suis certain de mon identité, je n’ai pas peur de celle des autres.
Quand allons-nous nous réveiller et nous révéler enfin à nous-mêmes ?
Paul Turchi-Duriani
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