CONTRIBUTION : CLANISME, MAFIA, NATIONALISME EN CORSE

Corsica_Ancienne

La Corse connait aujourd’hui une dramatique criminalité, organisée ou pas, selon les observateurs ou les analystes. Cette criminalité qui hypothèque l’avenir de l’île prend en fait son origine dans une mutation du Banditisme insulaire, issu d’une Histoire corse particulière et dont l’évolution actuelle est liée aux profonds bouleversements socio-économiques, politiques et culturels de l’île, sur fond de Mondialisation et de crise, internationale et locale. L’analyse de cette dérive mafieuse ne peut être établie sans évoquer deux faits majeurs : le système politique insulaire, marqué par le Clanisme, mais aussi les stratégies troubles de l’État et de ses relais vis-à-vis des groupes criminels eux-mêmes, de certaines sphères socio-politiques émergentes et d’une frange du mouvement nationaliste ou d’une nébuleuse qui en est en partie issue mais est connectée à d’autres réseaux d’options très différentes.

  • Le Clanisme

Phénomène fort ancien, il est, dès l’avènement de la civilisation corse, l’expression du particularisme insulaire face aux menaces, aux prétentions ou aux dominations extérieures. Longtemps de type tribal à baignant dans la culture sylvo-pastorale des premiers Corsi, il se veut rempart contre les agressions, défenseur du groupe et de ses particularités, mais aussi mainteneur de sa propre spécificité au sein de la cellule sociale, de l’intergroupe ou dans les rapports de forces avec les autres groupes. Il est rarement fédérateur ou unificateur. Il est particulariste et réducteur, même dans les moments difficiles, tout au long de l’histoire de l’île. Les exemples abondent : celui de A Vindetta (vengeance) ou A Numicizia (inimitié) est sans doute le plus connu et aussi le plus caricaturé à l’extérieur.

Essentiellement défensif et défenseur d’un ordre immuable, établi ou imposé, dont il se veut le garant, le clanisme est naturellement conservateur. A cet égard, il est le miroir et l’acteur d’une société archaïque, immobile, qu’ont très peu affectée les secousses de la fin du Moyen Age ou les bouleversements de la révolution industrielle.

Peu connu dans ses mécanismes et son fonctionnement jusqu’à la fin du XVIIème siècle, il acquiert au siècle des Lumières une consistance politique, se développant peu à peu sur un type de structure bipolaire (Matra-Paoli par exemple) que la Révolution corse et l’affermissement du concept de nation vont progressivement ébranler. Les velléités fractionnistes et partisanes seront endiguées tout au long du généralat de Pasquale Paoli (Corse indépendante de 1755 à 1768).

C’est avec la conquête militaire française (Défaite de Ponte Novu en 1769 et annexion par les armes) et la mise en place d’un parti français (avec la récupération de certains notables corses dont la famille Bonaparte) qui sapera les fondements de l’indépendance corse, que le phénomène clanique sera progressivement érigé en système de gouvernement. Et ce n’est pas le moindre des paradoxes qu’une structure de pouvoir ayant toujours défendu le statu quo ante à travers le maintien des spécificités socioculturelles et politiques, soit devenue le serviteur et le protecteur zélé de l’ordre établi par la puissance coloniale qui l’utilisera dès lors comme force-tampon et courroie de sa politique dans l’île.

Cette ambivalence du clanisme sera dorénavant une constante de la vie insulaire dans ses prolongements sociaux, économiques et culturels.

Le clan est corse, corsiste même, épousant toutes les querelles de sa clientèle, défendant des valeurs « culturelles » dans lesquelles se retrouve la majorité des insulaires, hostile à toute évolution socioculturelle pouvant mettre en péril l’édifice commun et garant pareillement et parallèlement du modèle extérieur, du modèle colonial imposé par la puissance étatique dont il est le féal et le serviteur obligé. Le clanisme embrassera l’ensemble de la société corse, il la corsètera peu à peu complètement dans des rapports de suzerain à vassal, les mêmes que ceux établis avec la puissance dominante française.

Le phénomène se développera à partir du 1er Empire, au fur et à mesure qu’avancera la francisation des mentalités et tout au long du XIXème siècle, mais sera véritablement manifeste à la veille de la Grande Guerre.

Avec les conséquences néfastes de la politique française suivie dans l’île après Ponte Novu, notamment dans les domaines économique et social (lois douanières de 1818 taxant tous les produits corses à l’exportation et détaxant les importations jusqu’en 1912), le chef de clan régnera sans partage sur une population asservie, de plus en plus aliénée et totalement subjuguée par les jeux politiciens et les mirages du pouvoir que lui renvoie le maître qu’elle aimerait bien imiter, le cas échéant. Sachant utiliser et exploiter toutes les ressources de l’antique cellule communautaire corse, le clan, par la perversion de ses valeurs, imposera progressivement ses lois non écrites fondées sur l’obéissance, la reconnaissance et la fidélité à vie, de génération en génération, au potentat local.

Le clanisme politique s’est ainsi construit sur la confusion de l’intérêt général avec des intérêts très particuliers, le mépris du bien public, l’individualisme et le particularisme diviseurs. De véritables dynasties se sont constituées au fil des décennies, qui ont régné et continuent de sévir par le népotisme, la prévarication, le chantage, la corruption et l’opportunisme politique en méprisant les oppositions idéologiques. Encouragés par l’État français qui voyait là un moyen d’asseoir son influence, le système et ses représentants n’ont jamais été inquiétés, bien au contraire, et on le comprend.

Une des caractéristiques de ce système étant sa longévité, sa pérennité même, il a résisté à tout pourrait-on dire : outre que les différents régimes n’ont eu de cesse de le renforcer, la Corse, elle, n’a pu que le supporter, toute évolution lui ayant été toujours refusée.

Système immobile et paralysant mais aussi capable d’adaptation par l’intégration apparente des valeurs de l’appareil dominant le clanisme s’est longtemps imposé à un peuple exsangue, sous-développé, dans un pays sans perspectives économiques, à forte tertiairisation et où la réussite passait immanquablement par l’exil.

Il a figé durant des siècles un pays dans la résignation et le fatalisme, voire le pessimisme.

  • La remise en cause du clan

Aujourd’hui, avec le développement du mouvement nationaliste, la désaliénation culturelle grandissante, l’irruption des médias dans le paysage politique corse et la vulgarisation d’un discours politique critique qu’il ne connaissait pas, le clanisme traditionnel bien que toujours présent marque le pas et est concurrencé par un néo-clanisme moins enraciné culturellement, dont les tenants sont de jeunes loups, technocrates pour la plupart élevés dans le sérail parisien, qui tout en recourant à certains des mécanismes anciens, offrent un profil beaucoup plus moderne, et surtout plus souple, perméable à un certain nombre de thèses et de courants (pas forcément politiques d’ailleurs) pouvant conforter leur assise. Ces néo-clanistes sont, de ce fait, beaucoup plus dangereux que leurs aînés. Le développement du mouvement nationaliste a certes permis d’ébranler le système mais il doit se garder, au-delà des appétits de jeunes clanistes, d’un certain nombre de dangers et de travers inhérents au système politique corse, et dont il n’est déjà plus à l’abri.

  • Le rôle de l’État

Depuis la conquête française, le clan a pallié l’effondrement des institutions juridiques corses, s’érigeant en institution officieuse, avec l’aspect de dégénérescence que comporte une situation figée. Le pouvoir français l’a utilisé en s’appuyant sur les traditions locales pour consolider son emprise, érigeant la corruption en système, hypothéquant même une partie de ses pouvoirs au profit des chefs de clans, meilleurs garants de l’ordre et exécutants des basses œuvres. Défendant ses prérogatives de la direction des affaires corses, le clan[1] a servi de rempart à la culture et à l’identité corse. Il a pu sembler protéger la « corsité » de l’île, faisant obstacle aux évolutions, au modernisme, aux intrusions d’idées ou de modèles extérieurs, qui auraient pu affaiblir son pouvoir. Il a été un bouclier mais aussi une entrave. Cette néfaste politique d’assistanat du clan aidé par le soutien financier de l’État (toujours plus d’argent public) a réduit l’île à n’être qu’une zone de consommation, insérée dans les circuits commerciaux extérieurs et tributaire d’eux avec le poids des importations (peu de productions et d’exportations soutenues) d’où monoculture de la vigne, tout-tourisme et rôle de la finance internationale, spéculation foncière…

  • La contestation moderne

Avec la contestation moderne, la « corsité » s’est trouvée en contradiction avec la « corsitude ». Si la première était une manière d’être et d’apparaître corse, la « corsitude » (Rinatu Coti : Poète et écrivain-dramaturge, auteur de nombreuses œuvres depuis le Riacquistu, réappropriation culturelle, des Années 70) implique une volonté d’exister en tant que Corse, que peuple corse. Avec l’émergence des idées autonomistes puis des nationalistes, ces clans sont contestés. Avec la remise en cause culturelle de son système de pensée implicite, de son idéologie, le clan est alors entré en crise. Représentant les pouvoirs publics, il est attaqué par ceux qui rejettent le pouvoir français (les fraudes, les politiciens escrocs, les bachagas au service d’une « politique colonialiste » dont ils sont accusés d’être les courroies de transmission[2]). Pour les nationalistes corses, ils sont responsables de la situation, entretenant les Corses dans une mentalité d’assistés, les rendant dépendants de la Métropole. Avec le développement de la contestation, la désaliénation culturelle grandissante, le poids des médias dans le paysage politique et la vulgarisation d’un discours politique critique qu’il ne connaissait pas, le clanisme, bien que toujours présent, a marqué le pas.

  • L’État face aux revendications nationalistes

Refusant de prendre en compte la dimension politique du problème, appliquant le droit commun de façon simpliste, niant la spécificité corse, les représentants de l’État dans l’île se heurtent aux mécanismes des clans et à leurs relais dans les administrations. Mais ils ne remettront pas en cause les relations entre clans, relais de la politique de l’État, et son administration appliquant sa politique dans l’île. Le pouvoir français, comprenant l’intérêt du système, l’a utilisé à son profit, favorisant la corruption, laissant les élus dispenser emplois et subsides (Ddass, Cotorep, Formation, Institutions diverses…véritables succursales électorales) d’où les limites de la politique de l’état de droit dont seuls les petits souffriront car ne bénéficiant pas de « protections politiques » (Préfet Bonnet, successeur du Préfet Erignac) avec sa fuite en avant, l’impasse, l’accumulation de fautes et l’échec toujours !.

  • L’adaptation du clanisme

Le clanisme moderne n’hésite pas aujourd’hui à récupérer certaines thèses nationalistes. Issu du système féodal corse, le clan a toujours constitué une courroie de transmission entre le pouvoir colonial et ses administrés. Sa principale fonction économique et sociale dans une société corse traditionnelle était celle de « redistribution des richesses », de transferts d’assistance (pensions, places dans l’administration…). Un rôle social qui lui donnait une réputation de bienfaiteur au sein de la population, garantissant ainsi son pouvoir politique. L’État français s’est donc assis sur le non-développement, maintenant dans la dépendance des familles entières et permettant au clan de jouer son rôle social, tout en assurant sa pérennité. La reconstruction d’après-guerre, la croissance des années 1960, les divers schémas d’aménagement, les investissements publics préparant le tout-tourisme et d’autres multiples facteurs ont engendré la naissance d’une bourgeoisie locale. Celle-ci a su générer un capital commercial en s’intégrant dans l’aire de la société de consommation. Au 19ème, le clan s’est construit à partir de la puissance financière, dans une île rurale et agricole, puis, les revenus étant de plus en plus liés aux transferts publics, l’enjeu pour lui a consisté à s’insérer, voire à contrôler les réseaux administratifs nationaux ou locaux, par lesquels transite ce flux.

  • Les nouveaux clans

L’identité corse se trouvant menacée par une intensification de l’exode avec l’arrivée massive de non-corses, le clan va s’adapter. Le clan traditionnel, va être concurrencé par un néo-clanisme moderniste, moins enraciné culturellement, et avec le déclin rural et le développement urbain, « plus citadin » qui se développera. Et auquel il va céder la place. Ses tenants, jeunes loups, technocrates pour la plupart, issus du sérail parisien, plus dangereux que leurs aînés, recourent à certains mécanismes anciens (distribution d’appareils ménagers, d’avantages pécuniaires aux électeurs.. et pratiques d’un autre âge) mais offrent un profil moderne et plus souple, perméable à certaines thèses et courants, pas que politiques, confortant leur assise.

Le passage de l’un à l’autre ne s’effectue pas sans heurts, mais constitue l’unique moyen de survie des structures clanistes, le clan traditionnel, frappé par les contradictions de croissance, étant voué à disparaître par les nouveaux rapports de production et de consommation. Si au départ la mutation fut difficile, et s’il fut durant des années à la traîne de nombreuses revendications populaires, on peut aujourd’hui se rendre compte que le « clan new-look » a montré sa capacité à s’emparer des nouveaux pouvoirs que la lutte nationaliste avait arraché, -les deux Statuts de la Corse, après qu’ ils s’y soient opposés, voient les clans MRG et droite se partager le pouvoir, y compris avec le Front National dans les années 80, alors que dans la ville de Bastia, le clan MRG domine avec le Parti communiste-, même si au départ, il avait semblé dépassé par les mutations en cours et le développement de la contestation. Ils n’hésitent pas aujourd’hui à reprendre bon nombre des idées nationalistes qu’ils ont durement combattues jusqu’alors pour les vider de leur contenu et les utiliser selon leurs intérêts particuliers en oubliant l’intérêt collectif corse. Les fils ont remplacé leurs pères et grands-pères, assurant la pérennité d’un système qu’on croyait mal en point avec le développement des idées corsistes puis nationalistes.

Jean Paul de Rocca-Serra et François Giacobbi, les deux chefs de clan de droite et de gauche des années 1960-2000, ont disparu, leurs fils ont pris la suite. A droite Camille, fils de Jean-Paul a supplanté Jean Baggioni et José Rossi, et à gauche Paul, fils de François l’a emporté sur le fils de Jean, Emile qui, malgré sa défaite à la mairie de Bastia a coopté son fils Jean au PRG. Pour la circonstance, on a camouflé cette rivalité sous d’apparentes oppositions (Processus de Matignon, ou aux éventuelles évolutions institutionnelles..) se positionnant aux Présidentielles en fonction des déclarations des candidats sur la situation politique corse. Car in fine le clan soutient traditionnellement le gouvernement en place (voir circonvolutions de la Droite corse lorsque Charles Pasqua, Ministre de l’Intérieur avait engagé des discussions avec le FLNC-historique : Conf. de presse de Tralonca en 1996). Même si aujourd’hui, la droite est revenue à la mairie d‘Ajaccio avec un jeune loup de la politique insulaire membre des Républicains (ex-UMP), après la défaite de Simon Renucci en 2015, et la défaite à Bastia de la Gauche (Radicaux alliés au Parti communiste) au profit d’une alliance « Inseme pà Bastia » (Gilles Simeoni-autonomistes)-Socialistes (PS)-exclu du MRG François Tatti-Républicains (LR-ex-UMP) les méthodes traditionnelles ne sont pas pour autant abandonnées (distribution d’appareils ménagers, bons d’alimentation, promesses d’embauches, avantages pécuniaires aux électeurs… et pratiques d’un autre âge à l’image de celles ayant prévalu dans l’élection municipale d’Ajaccio invalidée en 2014).

  • Clan et développement

Issu du système féodal corse, le clan a toujours constitué une courroie de transmission entre le pouvoir colonial et ses administrés. Sa principale fonction économique et sociale dans une société corse traditionnelle était celle de « redistribution des richesses », de transferts d’assistance (pensions, places dans l’administration…). Un rôle social qui lui donnait une réputation de bienfaiteur au sein de la population, garantissant ainsi son pouvoir politique. Le pouvoir s’est donc assis sur le non-développement, maintenant dans la dépendance des familles entières et permettant au clan de jouer son rôle social, tout en assurant sa pérennité.

La reconstruction d’après-guerre, la croissance des années 1960, les divers schémas d’aménagement, les investissements publics préparant le tout-tourisme et d’autres multiples facteurs ont engendré la naissance d’une bourgeoisie locale. Celle-ci a su générer un capital commercial en s’intégrant dans l’aire de la société de consommation. Au 19ème, il s’est construit à partir de la puissance financière, dans une île rurale et agricole, puis, les revenus étant de plus en plus liés aux transferts publics, l’enjeu pour lui a consisté à s’insérer, voire à contrôler les réseaux administratifs nationaux ou locaux, par lesquels transite ce flux[3].

Avec le développement du tourisme et de la spéculation, un nouveau clanisme apparaît. Il va s’infiltrer puis se transformer et risquer de connaître une dangereuse dérive vers un système mafieux. Car le clan, qui introduit un lien entre politique et avantages matériels, peut être contraint de se pervertir en système de type mafieux. Aujourd’hui, ce clan new-look, lui aussi de plus en plus victime des adaptations que la modernité lui impose, est obligé de composer avec ce péril qui menace toute la société corse, la dérive mafieuse et le danger d’une évolution à la sicilienne. Les faits divers criminels récents laissent malheureusement déjà entrevoir cette dramatique évolution, avec le rôle autrement dangereux et coercitif de la mafia. D’où la peur s’installe. Son implantation et son développement bouleversent les données du jeu politique, laissant planer une terrible menace sur l’avenir d’un patriotisme démocratique dans l’île. Son renforcement économico-politique introduit un élément imprévisible important, risquant de rendre difficile toute prévision globale sur l’avenir.

  • La « mafiosisation » de la société corse 

En janvier 1990, un mouvement nationaliste, l’ANC, organisait, dans l’indifférence et l’incompréhension, une manifestation à Ajaccio pour dénoncer la dérive mafieuse de la société corse. Nombre d’intervenants s’inscrivirent en faux contre les craintes affichées lors de cette mobilisation. Selon eux, la mafia, – vocable ne pouvant que revêtir une entité d’origine étrangère à l’île-, n’était pas constituée en Corse et le péril n’était pas si présent, le mouvement national corse étant, si jamais était le cas, capable de l’empêcher, y compris par les armes, de déferler sur l’île.

  • Une lente déliquescence

Plus de vingt années se sont écoulées et aujourd’hui plus personne ne peut nier que le danger est bien là (récent débat sur la violence à l’Assemblée de Corse-déc. 2010, déclarations des membres du gouvernement après les assassinats d’octobre et novembre 2012, (ceux entre-autres de maître Antoine Sollacaro, ancien bâtonnier, de Mr Jacques Nacer, président de la Chambre de commerce de la Corse du Sud et Jean Luc Chiappini, maire et Président du Parc Régional). Rien n’a été fait pour le combattre et annihiler les graves menaces qu’il fait désormais peser sur la société corse. La « mafiosisation » de l’île est en cours.

Avec le développement du tourisme et de la spéculation, un nouveau clanisme apparaît. Il va s’infiltrer puis se transformer et risquer de connaître une dangereuse dérive vers un système mafieux. Car le clan, qui introduit un lien entre politique et avantages matériels, peut être contraint de se pervertir en système de type mafieux. Aujourd’hui, ce clan new-look, lui aussi de plus en plus victime des adaptations que la modernité lui impose, est obligé de composer avec ce péril qui menace toute la société corse, la dérive mafieuse et le danger d’une évolution à la sicilienne. Les faits divers criminels récents laissent malheureusement déjà entrevoir cette dramatique évolution, avec le rôle autrement dangereux et coercitif de la mafia. D’où la peur s’installe. Son implantation et son développement bouleversent les données du jeu politique, laissant planer une terrible menace sur l’avenir d’un patriotisme démocratique dans l’île. Son renforcement économico-politique introduit un élément imprévisible important, risquant de rendre difficile toute prévision globale sur l’avenir.

Les nationalistes pour ébranler le système, vont se trouver confrontés, au-delà des appétits des nouveaux clanistes, à un certain nombre de dangers et de travers inhérents au système politique corse, à l’exemple de participations « officieuses » à certaines élections. Etre nationaliste, autonomiste ou de gauche n’empêche pas de voter « pour la famille », ou aujourd’hui pour un quelconque candidat en fonction d’un futur « renvoi d’ascenseur », à plus forte raison lorsque les nationalistes ne participent pas directement à tel ou tel scrutin. De même le jeu des alliances avec les forces traditionnelles, plus ou moins clanistes ou aujourd’hui clientélistes, peuvent les entraîner, bon gré mal gré, dans des cumbinazione plus ou moins claires et les conduire à soutenir des pratiques politiciennes qu’ils ont toujours dit combattre. Et ces dérives par rapport au sens de leur combat initial les menacent s’ils n’ont pour seule perspective que l’arrivée aux affaires pour la prise du pouvoir, sans l’ambition et l’objectif de remettre en cause le système et les pratiques anciennes qui ont mené la Corse à l’impasse durant des décennies de pouvoir claniste.

Aujourd’hui, de nombreux signes inquiétants soulignent que la côte d’alerte est atteinte. Une société parallèle s’est organisée, réalisant la jonction de la société civile avec des bandes organisées et une frange du monde politique aux mœurs corrompues. La classe politique insulaire incapable d’appréhender les véritables problèmes de société se contente de gérer au jour le jour, dilapidant l’argent public et intervenant tous azimuts prioritairement pour des problèmes individuels et des intérêts privés. Les interventions politiques, mais aussi les agissements troubles de la justice et de la police dans certaines affaires (apparition de la notion « secret défense » dans certains dossiers de justice) pour renforcer la répression anti-nationaliste ou la discréditer, la diviser ou l’affaiblir ne sont pas faites pour enrayer le processus. A tous les niveaux la corruption devient la règle et les pratiques délictuelles s’institutionnalisent.

Aujourd’hui, le problème de la mafiosisation est devenu central, et il compromet l’avenir de la Corse. En Sicile, la mise en place de « l’honorable société » a entraîné l’implosion des valeurs ancestrales et familiales et la dégénérescence des liens sociaux à tous les niveaux de la société (même les femmes et les enfants ne sont plus à l’abri).

  • Face à la violence mafieuse, l’ambiguïté du rôle de l’État

Dans les années 60, les contrecoups de la décolonisation africaine, la politique de spéculation agricole et touristique, l’avènement de la société de consommation ont enclenché des phénomènes psychologiques collectifs, frappant de plein fouet un monde traditionnel encore assez solide et solidaire pour y faire face. La montée de la grande délinquance dans l’île commence au début des années 80. Elle s’appuie sur certaines conditions objectives : la crise économique et son corollaire, la montée du chômage, surtout chez les jeunes, qui contrairement aux générations précédentes refusent de s’expatrier. Au fil des années, la lente déliquescence du monde traditionnel s’étant accélérée, les valeurs sécrétées par la société marchande ont peu à peu gangrené une société insulaire, dont le milieu du banditisme traditionnel, jusqu’alors étrangère à celle-ci et peu armée pour affronter une telle intrusion. Ces « nouvelles valeurs » ont fait imploser l’éthique traditionnelle sur fond de clientélisme, facteur d’assistanat (distribution d’emplois, de pensions, de subventions, d’aides sociales ou de passe-droits…). A cela s’est s’ajouté le statut d’impunité bénéficiant à certains, l’action de la justice et de la police étant axée sur la chasse aux nationalistes (Le Préfet de police Broussard, au début des années 80, s’est surtout occupé de la répression contre les nationalistes, tandis qu’une nouvelle génération de truands développait ses activités dans l’île en toute quiétude) permettant à cette gangstérisation de se développer avec d’autant de facilité.

Le clanisme a aggravé les choses. Clientélisme et assistanat ont favorisé l’éclosion d’une morale de l’argent roi. Certains comportements socioculturels comme « a spacca » ou « u buffu » (art de paraître), goût de la représentation propre aux sociétés méditerranéennes et fascination de la marginalité si forte en Corse, ont fini de créer le terreau d’une nouvelle « morale », celle du « système D » et de l’argent facile. Ainsi, tandis que la paupérisation des Corses se poursuit (endettement, multiplication des conflits sociaux, exclusion, chômage…) les groupes financiers prolifèrent avec la bénédiction des banques, s’accaparant peu à peu la quasi-totalité du littoral, dans l’attente de mise en pratique de projets immobiliers spéculatifs monstrueux. Le tout-tourisme, source de profits immédiats et conséquents a donné à la pègre une possibilité « miraculeuse » de blanchiment d’argent sale. La pression exercée à différents niveaux, sur la « loi Littoral », même si l’on peut envisager des aménagements, est significative. L’État est régulièrement mis en cause par les associations de défense du Littoral. Les interventions politiques étouffant certaines affaires criminelles, jamais élucidées, n’étant pas faites pour enrayer un processus générant une jeunesse désemparée, sans perspectives, sans formation, au chômage. Cette situation la rendant d’autant plus fragile et sensible à l’attrait de l’argent facile, elle va constituer un vivier où vient puiser pour ses basses œuvres la grande délinquance. Une délinquance juvénile se développe (manque d’avenir, de perspectives, de formation) sans oublier les dérives liées à la drogue d’une certaine « jeunesse dorée » dont les parents font aujourd’hui partie des « nouveaux riches ». La conjonction de ces facteurs a permis le développement des fléaux de la drogue, de l’alcool et de la petite et moyenne délinquance. La conjonction de ces facteurs a permis le développement des fléaux de la drogue, de l’alcool et de la petite et moyenne délinquance. Certaines affaires récentes, en révélant la collusion d’une frange de gens ayant pignon sur rue avec des malfrats, a révélé au fil des ans l’ampleur prise par le phénomène. Toutes ses conditions ont entraîné le développement du grand banditisme avec la progression du trafic de drogue, une multiplication des hold-up et un racket en tout genre. Le développement anarchique du tout-tourisme, source de profits immédiats, a permis au milieu le réinvestissement et le blanchiment de l’argent des revenus illicites et entraîné l’apparition d’un néo-clanisme affairiste et ambitieux, rêvant de zones franches et d’investissements de toutes origines, car l’argent n’a pas d’odeur. Se disant volontiers réformateur, le néo-clanisme, représenté dans les institutions, qui utilise à profusion les deniers publics, va servir de support à une mafiosisation en cours. Dans le même temps, on va assister à une implication de plus en plus importante du milieu et de la voyoucratie dans le monde économico-politico-légal avec la mise en place progressive par des bandes organisées d’un réseau de relations et d’alliances avec les détenteurs du pouvoir institutionnel, politique et économique, avec prestations réciproques. Cet échange de bons procédés contamine tous les rapports sociaux. Tout ceci avec l’accord tacite de l’État et des autorités, qui laissent faire, jouant les ponce-Pilate, quand certaines pratiques dans certains cercles policiers ne jouent pas les apprentis-sorciers jouant les uns contre les autres dans la guerre du milieu, la priorité semblant toujours la contestation nationaliste, se donnant bonne conscience en arrêtant de temps en temps quelques petits malfrats. Dans un Rapport officiel de 1999 sur la Sécurité en Corse, un ancien préfet adjoint de police dans l’île, Antoine Guerrier de Dumast, représentant de l’État, n’évoquait-il pas clairement la volonté de l’État de créer à dessein l’amalgame entre militants nationalistes et voyous, d’entretenir la confusion entre les deux sphères !

La récente Affaire[4] du Capitaine de gendarmerie François Levan (Archives Nice-Matin : 30 sept. 2013) est significative de pratiques plus que douteuses. Cité en correctionnelle à Bastia où il a été en poste, pour une série de délits, puis dans le Var. Il aurait reproduit les mêmes méthodes de « travail » à Bastia et à Fréjus. Il est accusé de détournements de saisies de drogue, la séquestration d’un individu, des écoutes téléphoniques illégales et la complicité avec des racketteurs. Il dirigeait l’antenne de Bastia de la section de recherches de la gendarmerie d’Ajaccio, unité dans laquelle servent les meilleurs investigateurs, avant d’être promu, en 2007, au commandement du groupement de Fréjus (Var).

Dans les mois qui suivent cette promotion, durant l’enquête sur une tentative de racket contre le propriétaire d’un restaurant de Saint-Florent (Haute-Corse), L. Benvenuti, (Nicolas Sarkozy lui avait rendu visite à grands renforts de publicité) qui avait porté plainte, que l’attention des gendarmes est attirée par les comportements de l’officier dont les interventions auprès des militaires chargés du dossier intriguent ses camarades. Mis en examen. Il lui est reproché d’avoir divulgué des informations sur les investigations en cours à l’un des racketteurs présumés. A Fréjus, il mène grand train de vie t on lui reproche la disparition d’une importante quantité de drogue saisie[5].

La corruption se généralisant, les pratiques délictueuses deviennent monnaie courante et gangrènent toute la société corse. Les exemples Sicilien, Calabrais ou Napolitain, où la mafia imposant ses règles du jeu, a enterré la revendication sociale, doivent faire réfléchir. Ils sont d’autant plus inquiétants que la construction européenne a d’évidentes répercussions sur les évolutions en cours, avec une réorganisation du marché de la drogue pour la mafia, en liaison avec l’extension à l’Est. Avec les Pays-Bas, ultralibéraux dans ce domaine, l’axe méditerranéen, passant par la Corse, est l’une de ses marches importantes. Greffée sur la crise générale induite par les mutations de l’an 2000, la déstructuration engendrée par le passif colonial menace désormais l’île d’implosion, à plus court terme que l’on ne l’imagine, si rien n’est fait. La rupture du tissu communautaire, traduite par une détérioration des rapports sociaux et familiaux, s’accroît. Les symptômes de mal-être se développent (toxicomanie, alcoolisme, suicides, dépressions…). La délinquance est aujourd’hui un phénomène de société très alarmant. Elle trouve un terreau favorable dans une île contrainte par son sous-développement à vivre dans la marge, voire la combine, victime d’un fort chômage affectant surtout les jeunes et les femmes, et déstabilisée par l’irruption d’une société de loisirs imposée à travers le prisme déformant d’un tourisme anarchique. La Corse vit de deux mois de tourisme et le chômage, même camouflé par un « tripatouillage » des chiffres et statistiques officielles, est important. Dans la société ne survivent que les activités liées au tourisme (et au BTP) et quelques entreprises en cheville avec certains élus et une administration technocrate dont l’action consiste seulement à leur arracher en priorité des parts du marché public pour leur procurer des deniers publics. Ce système leur permet alors de se prévaloir de cet argent public pour négocier des contrats avec des sociétés internationales de la finance, en s’imposant comme intermédiaires, hommes de paille ou sous-traitants de celles-ci, pour leur permettre ainsi de s’implanter dans l’île. Depuis quelque mois, après les communications régulières tranquillisantes des autorités et le silence « autiste » des élus corses, pratiquement tous les jours, ne pouvant plus camoufler le phénomène que tout un chacun peut voir dans l’ile, y compris dans les plus petits villages, les arrestations sont quasi-quotidiennes, même si souvent il ne s’agit que de « fourmis » aux quantités souvent maigres par rapport à l’ampleur du fléau et aux dégât causés… mais n’est-il pas un peu tard, au vu des habitudes prises et de la multiplication des réseaux, tandis que se développe même un nouveau genre de cultivateurs en Corse, où dans chaque pieve et village commencent à proliférer des plantations « clandestines » de cannabis.

  • Quelle alternative ?

Malgré les évolutions politiques en cours, malgré le regain de dynamisme se manifestant au plan culturel, l’île connaît donc un malaise sans précédent et tous les projets pouvant être proposés risquent d’être voués à l’échec, car la société corse est de plus en plus proche de l’explosion, politique ou sociale. La situation est catastrophique. Et l’alternative est claire. Le pourrissement actuel, en tout état de cause, ne peut que provoquer à terme, soit une réaction de survie grâce notamment à la mise en place d’une alternative politique capable de juguler la crise, soit l’instauration progressive « d’une nouvelle société » de type mafieux.

Des bandes armées de plus en plus organisées et structurées se développent. Si elles peuvent en arriver en toute impunité à faire pression sur les élus, le système mafieux s’installerait. Il ne leur resterait plus alors qu’à se mettre en place, éventuellement avec des « couvertures » politiques, et la mise en coupe réglée de la société corse serait menée à terme. Les mécanismes qui ont joué ailleurs sont en place. Ils ont déjà produit leur effet dans le « Mezzogiorno italien » et les mêmes causes produisant les mêmes conséquences, l’avenir est plus qu’inquiétant.

Le péril est grave de voir des individus, des groupes s’organiser sur des modèles déjà vus ailleurs, mettant en place des organisations criminelles structurées opérant la jonction entre les rares secteurs économiques, l’administration et certains milieux politiques pour se partager des « territoires » et développer leurs activités délictueuses. Les ingrédients sont multiples : des bandes dont les méfaits emplissent les journaux de faits-divers, quant ils sont connus et publiés, un fort chômage facilitant le recrutement d’hommes de main prêts à tout pour quelques francs, une société sans perspectives, la perte des valeurs ancestrales, une classe politique discréditée, un État peu soucieux de moralisation, car touché par de nombreuses affaires (et plutôt enclin à la répression contre les nationalistes) une économie tributaire du tout-tourisme, une population minée par un assistanat séculaire érigé en système, n’aspirant qu’aux mannes de l’État, de la Région, du Département, ou de l’Europe…

L’absence d’un Projet collectif pour la Corse de demain fait cruellement défaut. La société corse a perdu ses repères, ses valeurs. Les dérives se développent inexorablement. Il est vital désormais de saisir l’importance des enjeux, en donnant au peuple corse des perspectives véritables. Le péril est grave de voir des individus, des groupes s’organiser sur des modèles déjà vus ailleurs, mettant en place des organisations criminelles structurées opérant la jonction entre les rares secteurs économiques, l’administration et certains milieux politiques pour se partager des « territoires » et développer leurs activités délictueuses.

Même le mouvement nationaliste, plus ou moins manipulé de Paris par le biais de certains de ses responsables, s’est perdu durant des années dans les errements. Le « nationalisme corse » a constitué et constitue toujours une démarche politique de grand intérêt, mais il doit comprendre que la seule transformation des structures économiques de domination ne suffit pas à opérer les conditions d’un véritable changement de société, si l’on ne s’attaque pas d’abord à l’emprise de l’idéologie ultralibérale dominante.

Aujourd’hui, le danger est grand car si les organisations criminelles réussissent à s’infiltrer aussi dans des organisations nationalistes, ou s’entendre avec certains secteurs « gangrenés » de la clandestinité corse, elles pourront alors dans une perspective plus large, à l’instar de la Sicile, se constituer en sorte de « coupole » et accentuer leur emprise sur l’île, contrôlant toute la société à leur seul profit. D’où la nécessité réaffirmée des nationalistes et des défenseurs d’une certaine idée de la Corse, de sa culture, de ses valeurs, d’être à la hauteur des enjeux imposés. Pour cela deux obligations, veiller à refuser tout comportement et toute dérive claniste en son sein, et offrir des perspectives claires d’avenir en se démarquant de cette mafiosisation de la société dont l’ultralibéralisme (avec la politique du tout-tourisme) fait le lit en veillant à ne prêter le flanc à aucune infiltration ou manipulation d’où qu’elle vienne.

Pierre Poggioli   

[1] Fin de l’indépendance corse sous Pascal Paoli (1755-1768) avec la défaite de Ponte-Novu le 5 mai 1768 

– BRIQUET Jean-Louis, la politique clientélaire : Clientélisme et processus politiques, in Briquet J-L, Sawicki, F. (dir) Le clientélisme politique dans les sociétés contemporaines, Paris, PUF, 1998, p. 7-37.

MEDARD Jean François, Travaux sur le clientélisme (aux côtés des grands noms de la science politique américaine) sur les «politiciens».

MOLAS Isidre, Partis nationalistes, autonomistes et clan en Corse, in Working Paper N.181/100, Barcelone, Institut de Cienciès Politiques i Socials, 2000.

[2] GIL José, La Corse entre la liberté et la terreur, Paris, Editions de la Différence, juin 1991, 278 p.

[3] Corse-matin du 15 oct. 2015 : En cinq ans, la taxe foncière a bondi de 70 % en Corse-du-Sud

[4] Ces pratiques semblent avoir été érigées souvent en stratégie de répression (Cf. articles du journal le Monde ou de reportages de France3 Corse Via Stella sur les évènements dramatiques du Fiumorbu ou du Sartenais)

[5] Corse-matin, 9 oct. 2015 : « les méthodes occultes de l’ex-Capitaine Levan ». Il sera condamné en appel à 6 ans de prison.

Publicité