La notion de « résident corse » a été avancée afin de contribuer à la résolution du problème du foncier et du logement dans l’île. Elle est plus encore d’actualité car la coalition nouvellement en charge de l’Assemblée de Corse, souhaite la transposer dans le quotidien.
Dans cette contribution, la notion « multiforme » de résident est abordée sous l’angle philosophique, économique, financier, juridique et politique.
I – ARGUMENTATION PHILOSOPHIQUE : ETHNICITÉ ET HISTORICITÉ
Jusqu’à présent tous ceux qui avancent l’argument de résidence sont vus et perçus sous l’angle de l’ethnicité (la Corse aux Corses), avec tous les relents racistes qui s’en dégagent. Cette vision est erronée.
L’angle à privilégier est celui de l’historicité, comme le démontre le quotidien.
Ainsi la Maire de Paris veut que les parisiens qui travaillent à Paris puissent vivre à Paris et cessent de rejoindre leur banlieue une fois le travail terminé. Elle ne veut pas, à juste raison, administrer « une ville musée ».
De même, les élus du Sud Ouest qui accueillent bien volontiers les Britanniques, s’inquiètent de l’envolée des prix de l’immobilier et de la difficulté de leurs administrés à vivre dans leur région. Les fabricants de cassoulet et des excellents produits du cru ne trouvent plus à se loger à des conditions raisonnables.
Pourquoi en irait-il différemment en Corse ? De quoi avons-nous peur ? Est-il inconcevable que ceux de nos enfants qui désirent vivre en Corse ne le puissent plus par ce que le marché a provoqué une envolée des prix du logement individuel et collectif ? Est-il inconvenant de constater que l’effort public a délaissé le logement social ?
L’accroissement de la population de l’île entre 2007 et 2012 de l’ordre de 17 000 personnes[1] s’accompagne de l’accroissement des logements. Mais cet accroissement est caractérisé par une augmentation plus marquée des résidences secondaires.
Alors que les résidences principales[2] augmentent de 45 %, les résidences secondaires[3] augmentent, elles, de 51 %. De sorte qu’aujourd’hui près de 40 % des logements de Corse sont constitués de résidences secondaires.
L’île est touristique dira t-on, mais on sent bien dans cette différence d’accroissement, un mouvement qui génère une augmentation du prix des terrains, puisque les prix sont tirés à la hausse par une clientèle aisée désireuse d’acquérir du foncier pour y construire une résidence secondaire.
Et ce mouvement s’opère tout comme à Paris, tout comme dans le Sud Ouest, au détriment des populations qui y vivent et y travaillent d’un bout d’année à l’autre.
II – ARGUMENTATION MACRO-ÉCONOMIQUE : MARCHÉ ET BIEN ÊTRE
Chacun connaît la réalité des chiffres insulaires en ce domaine, mais il convient de rappeler ici la statistique 2014 du ministère du développement durable (http://www.developpement-durable.gouv.fr/IMG/pdf/CS685.pdf) :
– le prix moyen du m² constructible dans l’île est dans la moyenne du pays : 70 €/m². Ce prix varie de 218 €/m² en Ile de France à 20 €/m² dans le Limousin.
– le prix moyen du m² pour une maison individuelle en Corse est le plus élevé de France : 1 536 € le m² soit 34 % de plus que dans la région qui a le coût le plus faible, l’Alsace avec 946 €.
Il y a donc une plus value indéniable une fois que les briques sont posées sur le sol, ce qui pourrait être l’un des facteurs du mouvement spéculatif dans le domaine de la construction.
On peut en conclure que si les citoyens que nous sommes laissent opérer le marché, nous aurons des territoires vidés de leur substance, de leur historicité faite du labeur des hommes, des traditions et des us et coutumes développés au cours des siècles.
Et sans entrer dans une exégèse économique, on peut affirmer que le marché ne fait pas le bonheur, car il génère du déséquilibre s’il n’est pas encadré.
Adam Smith le père de la main invisible l’avait souligné en 1776 : « certains biens font partie des devoirs du prince » affirmait-il en citant les armées, la justice, les voies de communications et l’instruction du peuple. Aujourd’hui il est clairement établi que les individus font leur choix de production et de consommation en tenant compte du coût et de l’avantage privé (voir les textiles chinois) et non du coût pour la collectivité (chômage et délocalisation dans le même secteur).
Certes le marché doit exister, mais avec des règles et on ne peut s’en remettre à lui seul, c’est-à-dire aux seuls individus pour assurer un niveau de bien être collectif. Il faut donc que l’entité collective (UE[4], État, région) assure ce rôle vertueux en introduisant de nouveaux cadres d’action.
III – ARGUMENTATION FINANCIÈRE : LE PROCESSUS DE CONSTRUCTION
Nous avons vu qu’en Corse le prix du m² d’une maison individuelle était le plus cher de France en 2014 : 34 % de plus que le plus bas qui est celui de l’Alsace, selon les statistiques gouvernementales.
Cependant le prix du terrain, 70 €/m² en Corse pour les maisons individuelles (rappelons qu’il s’agit d’une moyenne retenant toute l’île), est lui 3 fois moins cher qu’en Ile de France (218 €/m²) et deux fois moins cher qu’en région PACA (137 €/m²), toujours suivant les données 2014.
On aurait donc du avoir une certaine correspondance entre prix du terrain et prix du m² construit, alors qu’il y a une dichotomie frappante s’agissant des maisons individuelles :
- Ile de France : prix du terrain (218 €), prix du m² construit (1 399 €)
- PACA : prix du terrain (137 €), prix du m² construit (1 142 €)
- Bretagne : prix du terrain ( 78 €), prix du m² construit (1 321 €)
- Corse : prix du terrain ( 70 €), prix du m² construit (1 536 €)
Le processus d’élaboration du prix fournit une explication à ce phénomène.
Suivant les professionnels du secteur le prix est dépendant des facteurs suivants :
-le terrain représente 15 % du montant de coût de revient total ;
-la construction 62% du montant de coût de revient total ;
-la marge qui rémunère le risque et le travail du promoteur est de 12% ; elle sera réduite de moitié après impôt.
Le reste 11 % se répartit entre les taxes, la commercialisation, les branchements et les frais financiers.
On voit donc que les trois éléments les plus importants sur l’évolution des prix sont la construction qui dépend du marché (matières première et main d’oeuvre), le prix du terrain qui dépend du propriétaire et de la marge du promoteur
Le prix du terrain dépend du propriétaire qui majore au maximum son prix de vente (toujours l’opposition entre intérêt individuel et intérêt collectif), de la pression foncière qui fait monter les prix car il n’y avait pas de document d’urbanisme cohérent par bassin de vie (schéma de cohérence territorial pour les microrégions). Espérons que le PADDUC y remettra un peu d’ordre, sous réserve des contentieux constitutionnels et administratifs qui ne manqueront pas.
Le prix de la construction est lui soumis à tous les vents : vents extérieurs et vents intérieurs.
S’agissant des vents extérieurs il y a :
- les consommations intermédiaires (pétrole, acier, ciment, aluminium et cuivre) en hausse durant les cinq années écoulées,
- la juste hausse de la main d’œuvre en raison de rudes conditions de travail,
- l’impact de la réglementation avec des normes qui imposent un surcoût.
C’est ce que confirme l’indice du coût de la construction qui mesure l’évolution moyenne nationale du prix des logements vendus qui a augmenté de plus de 16 % sur la décennie écoulée.
S’agissant des vents intérieurs, certains oligopoles ont vu le jour, tant sur le ciment, que sur les menuiseries et les céramiques. Ces composants sont désormais marqués par des facteurs inflationnistes tenant aux fortes pressions locales, bien éloignés des variations du marché.
On voit donc que cet aspect du dossier est vaste, avec des variables complexes qui relèvent pour partie du pouvoir correctif de l’Etat et pour partie de l’aménagement du territoire dont la compétence est confiée aux collectivités locales de Corse.
IV – ARGUMENTATION JURIDIQUE : LA CJUE[5]
Dans le domaine d’application des traités de l’UE, toute discrimination exercée en raison de la nationalité est interdite (article 18 du traité).
Il en va de même pour les restrictions à la liberté d’établissement des ressortissants d’un État membre dans le territoire d’un autre État membre (article 49) ce qui rend possibles l’acquisition et l’exploitation de propriétés foncières situées sur le territoire d’un État membre par un ressortissant d’un autre État membre (article50)
Mais dans un arrêt du 1er juin 1999 la Cour de Justice de l’Union Européenne a considéré qu’une mesure restrictive à ces libertés ne pourrait être justifiée que :
– Si elle répondait à un objectif d’aménagement du territoire tel que le maintien, dans l’intérêt général, d’une population permanente et d’une activité économique autonome par rapport au secteur touristique dans certaines régions ;
– Si elle n’était pas appliquée de manière discriminatoire ;
– Et si d’autres procédures moins contraignantes ne permettaient pas de parvenir au même résultat.
Il s’agissait d’un refus de l’administration du Land du Tyrol à la demande d’autorisation du Sieur Konle, citoyen allemand, qui entendait vouloir transférer au Tyrol sa résidence principale et y exercer une activité commerciale dans le cadre de l’entreprise qu’il exploitait déjà en Allemagne. Au cas d’espèce la règle générale s’imposait car les conditions requises pour une adaptation n’étaient pas remplies.
Voilà donc une 1ère piste de réflexion et d’interrogation juridique à évoquer auprès de la Commission Européenne et du Conseil d’État, dans l’élaboration de ce statut, puisque les chiffres cités plus haut démontrent manifestement que l’objectif d’aménagement de territoire suivant l’intérêt général de la population résidente n’est pas pris en compte et est inopérant.
Si certains lecteurs pouvaient fournir une analyse juridique plus fine sur ces points (Comment cerner le territoire concerné ? Quel sens donner à l’aspect discriminatoire ? Comment prouver que d’autres procédures n’ont pas permis d’arriver à un objectif d’aménagement ?), leurs contributions seront les bienvenues.
V – ARGUMENTATION POLITIQUE
Cet ensemble d’éléments a un exutoire : le prix des terrains.
Le chiffre donné dans les développements antérieurs (70 € le m²) est une moyenne sous laquelle se cachent des disparités énormes du prix à bâtir, suivant la destination (habitation individuelle ou immeuble collectif) :
- Ajaccio et environs : 400 à 800 € le m² ;
- Bastia et environs : 250 à 400 € le m² ;
- Porto-Vecchio : 200 à 1000 € le m² ;
- Calvi et l’Île Rousse : 400 € le m² ;
- Plaine orientale : 100 à 200 € le m².
Il est dès lors évident qu’une inflexion ne peut être impulsée que par une volonté politique, clairement énoncée, cohérente, en phase avec la majorité des habitants permanents de l’île et dans le respect de la loi.
La notion de résident basée sur un concept d’historicité et non d’ethnicité est à même d’y contribuer à moyen terme : une ou deux décennies.
La notion de résident permettrait d’agréger des considérations sociales avec des programmes immobiliers et des zonages incluant diverses formes d’habitat : social, primo-accédants, propriétaires, locatif au moyen de cahiers des charges inclus dans les permis de construire.
La notion de résident permettrait d’utiliser les outils fiscaux comme la taxation des plus values des résidences secondaires, les décotes d’imposition locale pour les résidences principales en fonction des revenus et la taxation plus importante du foncier par la réactualisation des valeurs locatives dans les zones à forte spéculation.
Mais il y a deux obstacles majeurs : la Constitution et le Traité européen.
Certes la Constitution prévoit que la loi et le règlement peuvent comporter, pour un objet et une durée limités, des dispositions à caractère expérimental (article 37-1).
Certes la CJUE permet dans des situations très précises de déroger à la liberté d’établissement des ressortissants d’un État membre dans le territoire d’un autre État membre.
Il n’en demeure pas moins que la liberté d’établissement sur le territoire français relève du principe d’égalité et toute discrimination sur ce motif est sanctionnée par le Conseil constitutionnel.
Au surplus, la liberté d’établissement des ressortissants d’un État membre dans le territoire d’un autre État membre est un élément constitutif de la construction européenne.
Voila exposée une situation complexe que d’aucun pensent résoudre rapidement.
Je crains que le sujet ne demande beaucoup de réflexion et de travail.
Deux pistes me semblent possibles, l’inscription de la Corse dans la Constitution ou un statut des îles européennes, avec une préférence juridique pour la seconde.
Les notions de territoires vidés de leur substance, de leur historicité faite du labeur des hommes, des traditions et des us et coutumes développés au cours des siècles y auraient plus de chances d’être prises en compte.
Roger Micheli
[1] Population de l’île : 299 213 en 2007 et 316 257 en 2012 (source INSEE)
[2] Résidences principales : 125 909 en 2007 et 136 135 en 2012 (source INSEE)
[3] Résidences secondaires : 71 032 en 20017 et 82 217 en 2012 (source INSEE)
[4] UE : Union Européenne
[5] CJUE : Cour de justice de l’Union Européenne
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