Histoire du mouvement social en Corse jusqu’aux années 1970
Des origines au Front Populaire
Avant le temps fort de la période du Front populaire (1936), le syndicalisme et les mouvements de contestation sociale ont peu progressé dans l’Île depuis la fin du XIXe siècle.
La loi relative à la création des syndicats professionnels du 21 mars 1884 (loi Waldeck-Rousseau), ne rencontre dans l’Île qu’un faible écho jusqu’aux débuts du XXe siècle. Seuls une vingtaine de syndicats sont créés durant les dernières années du XIXe siècle. Mais né de la contestation, le mouvement syndical se met lentement en place (grèves de 1904-1905). Il est surtout urbain (Ajaccio et Bastia). Ailleurs, il est plus faible, même s’il s’organise à Sartène ou dans l’extrême-sud, la Corse étant surtout rurale.
La crise économique corse, qui s’amplifie au début du XXe siècle, entraîne une augmentation du nombre des syndicats et des syndiqués jusqu’à la guerre de 1914-1918, au cours de laquelle la Corse paye un lourd tribut dont elle sort exsangue. On peut constater une répartition entre les syndicats ouvriers et les syndicats agricoles, ces derniers étant plus importants au nombre des adhérents. Le monde patronal est faiblement représenté. Des grèves éclatent pour l’augmentation des salaires, une diminution du temps de travail et l’octroi d’un jour de repos. Elles touchent les ports d’Ajaccio et de Bastia, le chemin de fer (la mobilisation de 1909, sous l’égide du syndicat des employés et ouvriers des Chemins de fer de la Corse, durera près d’un mois et rencontrera un certain succès), les usines de liège de Porto-Vecchio et de Bonifacio. Elles donnent lieu à des manifestations de rue, drapeau rouge en tête et au son de l’Internationale. Mais ces actions demeurent faibles avant la Première Guerre mondiale.
La Corse connaît aussi la constitution de syndicats-jaunes, affiliés à la « Fédération nationale des syndicats-jaunes de France », créée en 1901, prônant une alliance des classes, la défense de la propriété privée et le combat contre la CGT. Surtout présents dans les ports de Bastia et d’Ajaccio, ils sont créés à l’initiative de la droite insulaire et du Parti bonapartiste. Le syndicalisme prend alors une certaine forme d’organisation en se structurant.
Durant l’entre-deux-guerres, avec l’implantation des Partis communiste et socialiste, qui veulent rompre avec les structures traditionnelles de la société claniste en place et tentent de donner une nouvelle conscience politique aux travailleurs de l’Île, la contestation syndicale connaît une certaine intensité et une nouvelle forme d’implantation et de structuration. Confrontés au contexte économique corse, français et international, d’autres syndicats se créent alors.
En 1919, les délégués des syndicats ouvriers de la Corse constituent une union locale qui adhère à la CGT.
Quant au syndicalisme des ouvriers agricoles, il rejoint celui des ouvriers de l’industrie : la « Fédération nationale des travailleurs de l’agriculture » (affiliée à la CGT) est créée en 1920.
Mais les conséquences de l’éclatement du mouvement syndical au lendemain du Congrès de Tours en 1920, avec la création de la « Confédération Générale du Travail Unitaire », qui suit la création en 1919 de la « Confédération Française des Travailleurs Chrétiens », (CFTC), se font aussi sentir en Corse et affaiblissent le mouvement.
L’Île connaît une période de relative accalmie sociale jusqu’aux années 30, où les mobilisations vont se multiplier (grèves de 1930 avec la crise de Wall-Street, journée de huit heures, reconnaissance des conventions collectives, assurances sociales…).
Le terreau économique et social est alors favorable du fait des crises économiques en France et au niveau international (mobilisations de 1936-1937 avec l’arrivée du Front Populaire au pouvoir en France).
Jusqu’à la veille de la Seconde Guerre mondiale, le mouvement intensifie sa mobilisation et la Corse voit se multiplier les grèves, d’autant que l’Île subit les retombées de la crise de 1929 et que la situation économique et sociale se dégrade (dockers des ports, ouvriers bastais, fonctionnaires, ouvriers agricoles dans le travail du liège de Porto-Vecchio ou de l’industrie extractive du Fiumorbu). Le modeste tissu industriel de l’Île (la Révolution industrielle a ignoré la Corse) tend à disparaître, le secteur agricole périclite (perte de centaines de bras durant les deux guerres) et le commerce est précaire. Après la victoire du Front Populaire, la Corse se mobilise.
Comme partout en France, elle connaît durant cette période un important mouvement social. La « victoire des gauches », porteuse d’espoirs, permet de renforcer les mobilisations et les revendications. Les grèves et les occupations se développent. De nombreuses sections et syndicats se créent. Les réunions et manifestations se multiplient.
Ces nouvelles formes d’association et de solidarité sont soutenues, voire impulsées par le Parti Communiste Français. Les grèves des dockers de 1936 (après celles de 1929) paralysent les ports. Dans l’extrême-sud, le conflit des ports est très dur. Les grévistes sont rejoints par les ouvriers du Bâtiment, les ouvriers agricoles, les fonctionnaires, mais aussi de nouvelles catégories sociales telles que les employés de café, de restaurants ou d’hôtels. Les communistes veulent briser le socle des structures sociales traditionnelles et l’activisme qu’ils développent inquiète les pouvoirs publics que le clanisme avait habituées à l’immobilisme.
Fin 1936, les communistes et les socialistes multiplient les réunions syndicales et politiques à Ajaccio ou à la Bourse du Travail et la Maison du Peuple à Bastia. Le mouvement se poursuit en 1937 avec plusieurs manifestations, notamment une « marche de la faim » organisée à partir de Sartène jusqu’à la préfecture d’Ajaccio. La propagande politique des partis de gauche s’intensifie sur toute l’Île à la fin des années 30, surtout dans la région bastiaise plus industrialisée, La revendication communiste s’y est ancrée plus fortement dans les rangs de la jeunesse et des travailleurs italiens venus dans l’Île. C’est surtout en s’appuyant sur eux, moins inféodés aux structures et pratiques clanistes qui prévalent dans la société corse traditionnelle, surtout en zone rurale, que le syndicalisme connaît alors une phase d’organisation importante dans l’Île. Cela suscitera de la part des clans des velléités de récupération à des fins électorales, ou politiciennes dans une contestation anti-gouvernementale. Cette poussée sociale s’éteint en 1938, du fait de la conjoncture internationale et de l’imminence du conflit mondial. Les syndicats vont alors surtout se mobiliser contre le fascisme et le nazisme.
L’après-guerre (1945-1970)
Durant la guerre 1940-1945, la Corse encore une fois paye un lourd tribut. Elle est alors « le premier département français », libéré par ses propres moyens. Au lendemain de la guerre, les difficultés économiques et sociales s’imposent à toute la population (problèmes de ravitaillement, hausse des prix…) provoquant des mouvements sociaux pour l’augmentation des salaires, des pensions et des retraites.
La vie politique corse connaît alors un virage important. Les gaullistes et les communistes, auréolés de leur participation à la libération de l’Île durant un temps dominent le débat, mais très vite, les idéaux de la Résistance vont être oubliés et les enjeux de pouvoir prennent le dessus.
La Corse est la grande oubliée de la première moitié des « Trente Glorieuses ». Elle n’a pas sa place dans la politique de l’État en faveur des investissements productifs pour les infrastructures et équipements de base. Région « périphérique », elle est décrochée. Les derniers établissements industriels disparaissent avec leurs cohortes de licenciements (Corse-bois, usines de tanin, mine de Canari…). L’arsenal d’Ajaccio, le chantier SNCF de Propriano, ferment leurs portes. La modernisation du réseau ferré est refusée, le tronçon Casamozza-Folelli, dernier de la ligne de la Côte-Orientale, est supprimé. On veut en finir avec le train corse. La ligne de Balagne ne doit son maintien qu’à la mobilisation. Les divers gouvernements ne s’intéressent guère au développement de l’Île.
La Corse va perdre plus de 20 000 habitants, (la population chute à 160 000 habitants) en près de vingt ans. L’exil est le remède au chômage et à la pauvreté, organisé par les réseaux clanistes et l’administration française via l’administration continentale ou l’Empire colonial français. Les clans « gaviniste et giacobbiste » se disputent le pouvoir. La gauche, malgré son capital de sympathie acquis durant la Résistance qui préservera encore le PCF, va subir un lent déclin. Les syndicats vont être quasi-inexistants, subissant le poids du clanisme triomphant et l’affaiblissement de la gauche. Leur action va surtout se confondre avec les grandes mobilisations des forces vives, conséquence d’un mécontentement général et d’un ras le bol d’une île où le Gaullisme est triomphant depuis la fin des années 40, qui vont s’organiser, avec la gauche entre-autres à la fin des années 50 (grève générale du 8 décembre 1959, première « Isula morta » du 11 mars, « Mouvement du 29 novembre » pour le Chemin de fer, CAPCO (Comité d’action et de promotion de la Corse) en 1963, MRI en 1969). Mais entre-temps la question algérienne va agiter l’Île et provoquer des affrontements entre partisans et opposants à l’Indépendance algérienne. La gauche, et notamment le PCF, sera la cible de l’OAS (Organisation Armée Secrète), qui revendique une Algérie française. La Corse, abandonnée, se meurt. Anémiée, elle se replie sur ses frustrations, alors que les luttes électorales, avec leur cortège de fraudes et de tensions alimentent les discussions.
Le sous-développement et le marasme économique règnent, sur fond d’assistanat et de clientélisme. La gauche connaît un reflux évident et une certaine perte d’influence. Une nouvelle contestation se fait alors jour. L’idée régionaliste commence à se répandre et à intéresser la jeunesse corse. Les syndicats, notamment la CGT sur laquelle le PCF s’appuie, présents surtout dans le secteur public, mais peu représentés dans le secteur privé où règnent le paternalisme et le clanisme, connaissent une certaine traversée du désert. Ils se contentent de défendre les intérêts quotidiens de leurs adhérents en prenant leur part dans des mobilisations aux côtés des forces de gauche à l’occasion des événements qui s’enchaînent après les années 60. Mai 68 aura peu d’incidences sur l’Île, d’autant que le PCF ne sera guère sur le devant de la scène, et cela malgré les grèves organisées par les syndicats. Le soutien de la population à De Gaulle sera une nouvelle fois massif, comme en 1958.
La période contemporaine
Les années 1970
Durant les années 70, de nombreux conflits se dérouleront. Après mai 68, les travailleurs de l’Île se mobilisent sur différents fronts avec en priorité l’implantation de sections syndicales dans de nombreuses administrations et entreprises. Cela ne se fera pas sans mal car les résistances de la part des directions ou du patronat sont très fortes. En février 1970, le syndicat CGT porte l’affaire devant le procureur pour « entrave au libre exercice du droit syndical », faisant état de vexations, brimades, procédés abusifs à l’encontre des adhérents et délégués du personnel. Les syndicats protestent aussi contre l’absence de juridiction des Prud’hommes, refusée par le Garde des Sceaux alors que les droits élémentaires des travailleurs sont quotidiennement bafoués. Les cinq cents derniers conflits répertoriés par les syndicats sont uniquement du ressort de l’inspecteur du Travail. Le 31 mars 1970, les syndicats mobilisent les dockers, les ouvriers de Job-Bastos, de la boulangerie, du Bâtiment, de la SAB, des grands magasins, de la Somivac… pour dénoncer l’enterrement du dossier par le ministère. Les syndicats dénoncent la situation faite aux travailleurs corses atteints par la survivance de l’abattement de zone qui grève leurs salaires (postiers FO et CGT) alors que le pouvoir d’achat est amputé de 25% et que la revendication d’une prime d’indemnité contre la vie chère est ignorée par Paris. En avril, la CFDT et la CGT appellent à une grève de trois jours dans les PTT pour un réaménagement des salaires. Par ailleurs les syndicats dénoncent depuis la rentrée le prix des pensions dans les établissements scolaires (super-impôt pour payer une partie des salaires des personnels d’internat), ou la diminution de la part de l’État dans les frais de ramassage scolaire (69% au maximum depuis le décret du 31 mai 1969, le reste étant à la charge des collectivités locales ou des familles…) Ces mesures pénalisent les familles les plus pauvres. Les syndicats dénoncent aussi les mesures d’exclusion prises contre des internes du lycée de Bastia, suite à des grèves contre l’augmentation des pensions. D’autres mobilisations touchent les marins de la « Transméditerranée », fusion de la Transat et de la compagnie mixte, (contre les cadences infernales et des salaires médiocres, l’action sanitaire et sociale, contre les licenciements, « Olicorse » en Balagne, la Manufacture de tabacs Job-Bastos à Bastia pour l’augmentation des salaires et le maintien du pouvoir d’achat (1970, 1975…).
En 1975, les ouvriers de Job-Bastos réclament un meilleur pouvoir d’achat, les pêcheurs aussi veulent préserver ce secteur d’activité qui fait vivre de nombreuses familles, malgré les dures conditions de travail.
En 1976, les postières de Ghisonaccia luttent pour le maintien de leurs emplois, le conflit touche les établissements « Roncaglia » contre les bas salaires et les conditions de travail, la Compagnie des eaux, les entreprises « Mattei » et « Filippini », puis les grandes surfaces à Bastia, « Monoprix » et « Hachette » à Ajaccio.
En 1979, après de multiples conflits et manifestations, une prime d’insularité est arrachée à la Mutualité agricole, à EDF, Air-France, dans les banques. La mobilisation gagne l’entreprise « Corsovia », à Ajaccio, où 120 emplois sont menacés, les contrôleurs aériens. Les maîtres auxiliaires obtiennent leur titularisation, le personnel du centre hospitalier de « Castellucciu » dénonce la politique d’emploi clientéliste et claniste. La grève touche le personnel du « Casarecciu » à Ajaccio, les employés de supermarché « Corsaire » pour la prime d’insularité et de meilleures conditions de travail, les autobus ajacciens. Le personnel de la « Maison de la Culture de la Corse » (MCC), à Ajaccio, celui de « Féménia », le CFA d’Ajaccio, la « Briqueterie Cerinco » qui ferme ses portes.
Ces mobilisations des années 70 reposent surtout sur une volonté des syndicats d’imposer l’application du code du travail en Corse où les droits des travailleurs sont méprisés et où les pressions sur les travailleurs, soumis aux règles clientélistes et autres pratiques paternalistes les privant de toutes garanties sociales, sont monnaie courante. De nombreux salariés, travaillant pourtant depuis leur plus jeune âge, ne sont même pas déclarés, ce qui crée de dramatiques problèmes pour leurs droits à la retraite. Les syndicats sont confrontés à un patronat moyenâgeux. Les petites entreprises, souvent familiales, prédominent et rares sont celles qui dépassent les dix employés, en dehors des administrations publiques. On peut noter une complicité plus ou moins criarde des pouvoirs publics qui s’engagent peu à leurs côtés, bafouant souvent eux-mêmes les lois qu’ils sont censés appliquer, comme en témoigne l’absence de tribunal des Prud’hommes ou leur refus de prendre en compte le retard historique en matière sociale et le coût de la vie qui obère le pouvoir d’achat des salariés1.
Le poids de la revendication nationaliste
Les mobilisations de la fin des années 70 sont soutenues par les nationalistes, surtout les jeunes, puis par la « Cunsulta di i Cumitati Naziunalisti » (CCN), à sa création à la fin des années 70. Dès 1975, se crée à Paris « l’Union des travailleurs corses exilés » (UTCE), qui revendique le retour des travailleurs corses dans l’Île, la « corsisation » des emplois et la maîtrise de son destin par le peuple corse. Cette création marque la volonté de la revendication autonomiste et nationaliste de s’impliquer davantage dans les combats menés par les ouvriers, comme le font désormais les jeunes lycéens ou étudiants nationalistes en Corse. Au cours de l’été 1977, le FLNC interviendra en soutien aux travailleurs de la société Mattei en grève à Bastia.
Avec le développement du mouvement national, les syndicats prennent position sur la situation politique et les événements qui vont se succéder (Boues rouges, Aléria, Cour de sûreté de l’État, libération des prisonniers, statut particulier, campagne pour les présidentielles…). La CGT calque en règle générale ses prises de position sur le PCF, qui se déclare un adversaire résolu et idéologique du mouvement nationaliste, critiquant ses objectifs et ses moyens, surtout l’emploi de la violence. FO condamnera aussi les moyens d’action du mouvement nationaliste.
Seule la CFDT, rejointe par de nombreux militants corses, prendra officiellement fait et cause pour la revendication autonomiste dès la fin des années 70, tout en se démarquant de la violence. Le congrès de la CFDT ouvre à cette époque une brèche dans les rangs des syndicats traditionnels peu favorables aux idées nationalistes et au FLNC, « Front de libération national de la Corse ». Depuis 1975, plusieurs militants s’y sont investis car la stratégie est alors à « l’entrisme », le STC n’est pas encore créé. Les nationalistes ont soutenu ou impulsé la création de plusieurs sections de la CFDT, à l’exemple de celle de « Monoprix » à Ajaccio, dans des conditions souvent dures tant, à l’époque, l’arbitraire patronal et le paternalisme règnent en maîtres. Les difficultés sont d’un autre ordre au sein des administrations à l’exemple de la Préfecture, des pompiers d’Ajaccio ou de certaines banques. Les anti-nationalistes y multiplient les pressions et les provocations. Dans l’administration préfectorale et les services du Département, des syndicalistes, comme Pierre Cervetti tout comme d’autres militants travaillant dans le secteur bancaire, sont victimes de discriminations et de mises à l’écart pour leur engagement. Les nationalistes s’étaient déjà mobilisés pour empêcher la mutation-exil d’un nationaliste, Paul Leonetti, qui travaillait aux « Affaires Culturelles » à Ajaccio. La poussée pro-nationaliste à la CFDT, d’autant plus importante que le S.T.C. ne sera créé qu’en 1984, est favorisée par l’engagement exemplaire de militants syndicalistes tels Pierre Cervetti, les regrettés Sanvitus Predali et Pierre Zambernardi et d’autres encore qui supportent mal les injustices, sous toutes leurs formes, subies par les Corses. Lors de son congrès de 1980, la revendication d’autonomie devient la ligne officielle de la « CFDT Corsica ». Deux motions sont adoptées demandant un statut officiel de la langue corse et la libération de tous les emprisonnés.
Le Syndicat des Travailleurs corses (STC)
Pour traiter du syndicalisme corse et du STC, il nous faut d’abord restituer cette naissance dans son contexte historique et politique pour en arriver à la situation des années 80, période de sa constitution. Sa création et son évolution sont indissociables de l’histoire du mouvement de contestation de ces dernières décennies dans l’Île, notamment à partir des années 70. Les développements qu’il a connus s’inscrivent dans la problématique du mouvement de libération nationale, auquel le syndicat est étroitement imbriqué, et du problème politique corse tels qu’ils se sont développés durant ces trente dernières années.
Des « Associi » au STC
A « Cuncolta di l’Associi Naziunalisti », (CAN)
Dans le Livre Blanc publié en 1979, la création des « Associi Naziunalisti ».
Les années 1982-1983 connaissent de nombreux conflits sociaux (Altura, Certi, Mutuelle des motards, Femenia, Chambre des métiers…) qui montrent les limites des syndicats traditionnels incapables de s’opposer non seulement aux restructurations des entreprises (disparition des « canards boiteux » !) mais aussi à la simple défense des emplois et des droits des salariés premières victimes de ces changements. Cela est d’autant moins accepté par leurs adhérents qu’ils ont pour grand nombre d’entre-eux mis de grands espoirs dans l’arrivée de la gauche au pouvoir.
Dès la fin 1982, es premiers « Associi » (associations) sont ceux des salariés des hôpitaux (di u spidale) de la Miséricorde (février 1982) et de Castelucciu, de la SEITA (di u tabaccu) et de la « Société des Autobus Ajacciens ». Bientôt à l’occasion de nombreuses actions sur le terrain, ces « Associi » vont se multiplier et prendre de l’importance. Ils se regroupent au sein de « A Cuncolta di l’Associi Naziunalisti » fin 1982, CAN, autour d’une plate-forme de revendications communes, unissant leurs efforts. Ils invitent d’autres travailleurs à créer d’autres « Associi » dans d’autres entreprises (DDE, PTT…) multipliant les conflits sur le terrain par des grèves, des tracts, des prises de position… pour faire reconnaître leurs revendications.
Le 12 décembre 1983, après une brève grève fin août, les salariés (90% du personnel) des Associi de Bastia et Ajaccio de la SEITA se mettent en grève avec occupation des locaux pour la première fois de leur histoire, mettant en avant revendications salariales, défense de leurs emplois et organisation du travail… Ils obtiennent gain de cause le 24 décembre. D’anciens militants de la CGT adhèrent à l’Associu, déçus du gouvernement socialiste pour lequel ils ont voté.
Le 30 janvier 1984, les employés de la « Société des autobus ajacciens », sous l’impulsion des créateurs de l’Associu, Jacky Rossi et Paul Castellani, se mettent à leur tour en grève durant quinze jours avec occupation des locaux revendiquant pour leurs emplois, leurs salaires, une amélioration de leurs conditions et de leurs outils de travail -à savoir le remplacement d’autobus vétustes- et des garanties alors que la municipalité d’Ajaccio négocie avec une société continentale, la Transaxel de Lyon puis la STAM de Mandragon qui sera choisie pour la reprise de la SAA en déficit et sur le point d’être mise en liquidation. Seuls les nationalistes les soutiennent. Des adhérents FO rejoignent alors l’Associu.
Au départ, ces « Associi » se multiplient sur la région d’Ajaccio puis en Haute-Corse, implantant au sein de la SEITA avec les salariés de Bastia, le 1er « Associu » présent sur toute la Corse-, en Balagne, puis dans l’extrême-sud de l’Île.
Ils se développeront sur Ajaccio grâce à l’investissement de militants dévoués, François Mondoloni et Jean-Jacques Andreotti pour la SEITA, Rinaldu Peraldi, Josy Mondoloni, François Barbieri, puis Saveria Emmanuelli pour l’hôpital, Dumenicu Carlotti pour l’hôpital de Castellucciu, Henri Filippi pour l’enfance inadaptée, Jacky Callistri pour la DDE, Jacky Rossi et Paul Castellani pour les autobus… et bien d’autres qui arrivent dans les mois qui suivent, notamment Christian Giovanni pour les Postes et Télécoms et Jean-Louis Laredo pour les PME, avec la création de nombreuses sections.
Naissance du STC
Durant cette année, l’entreprise Femenia, un des derniers fleurons du tissu industriel corse, est menacée de liquidation, dans le cadre de la politique de restructuration du secteur industriel défini à l’échelon national français, car considérée à Paris comme un « canard boiteux ». Les salariés de l’entreprise se mobilisent et occupent la rue par différentes actions. La réponse à leurs inquiétudes quant à l’avenir de l’entreprise et de leurs emplois est la répression policière. Les CRS interviennent de manière particulièrement musclée lors de leur manifestation du 22 mars à Bastia. Les nationalistes sont à leurs côtés, mais ce soutien se fait par le biais des organisations politiques de la CGNC et de la CCN. Ce conflit achève de convaincre les militants de Bastia de la nécessité de développer le STC. Les structures syndicales traditionnelles sont impuissantes et la politique suivie jusque-là de l’entrisme par les militants nationalistes touche du doigt ses limites.
De la même façon, les militants réalisent vite que les structures des Associi ne suffisent plus pour faire respecter la législation et les droits des travailleurs. L’idée fait son chemin : il faut désormais créer une véritable organisation avec une structuration et une stratégie, un véritable syndicat corse, occupant le terrain des luttes sociales, tout en se déclarant solidaire et complémentaire des autres expressions de la lutte de libération nationale du peuple corse. Les conflits de Femenia, et de Job-Bastos qui l’a précédé, auxquels ont participé les nationalistes en soutien, ont fait prendre conscience à de nombreux salariés, y compris certains membres des syndicats traditionnels, que ces derniers ne pourraient jamais prendre en compte certaines revendications jugées fondamentales par les militants nationalistes corses, à savoir « corsisation » des emplois, enseignement obligatoire de la langue et de la culture corses, reconnaissance des intérêts collectifs corses. Celles et ceux qui se sont mobilisés aux côtés des travailleurs de Femenia, drapeaux corses en tête, sont d’autant plus déçus qu’ils ont voté pour un gouvernement de gauche qui liquide leurs entreprises, les confinant au chômage et à l’exclusion.
D’autres éléments s’impliquent alors au sein des « Associi », tels sur Bastia, Jean-Paul Calendini, Antoine Verdi, Marie-France Giovanangeli, Marie-Françoise Dussol, Jean Brignole…
Les travailleurs corses des « Associi », conscients des limites de la CAN -simple association de fait, pouvant tout juste s’appuyer sur les « lois Jean Auroux du 4 août 1982 » (quatre lois qui ont entraîné une refonte assez étendue du Code du travail, élargissant le droit syndical dans les entreprises) pour espérer faire valoir leur existence dans l’entreprise- comprenant qu’ils doivent mettre un terme à la double appartenance syndicale et à l’entrisme s’activent alors pour se doter d’une structure syndicale capable d’imposer avec plus d’efficacité les revendications spécifiques des salariés corses dans les entreprises.
Le 24 avril 1984, dans une conférence de presse à Ajaccio, les Associi, regroupés au sein de « A Cuncolta di l’Associi Naziunalisti », qui a mené quelques conflits avec succès, annoncent la création du « Sindicatu di i Travagliadori Corsi », STC.
Le 1er mai3, le nouveau syndicat organise deux rassemblements à Ajaccio et Bastia. À Ajaccio, sur la place de la mairie, environ 400 personnes officialisent la création d’une organisation qui au fil des années et des luttes va s’imposer comme le principal syndicat dans l’Île et accueillir plusieurs milliers d’adhérents. Jacky Callistri, aux côtés de Roger Tradii, hélas trop tôt disparu, ancien du PCF qui depuis plusieurs années a rejoint les mouvements nationalistes, et tous les « pionniers » des Associi, situe les objectifs du nouveau syndicat au cours de son intervention.
Comme les autres contre-pouvoirs, la CAN a pris acte que ses revendications ne peuvent être détachées de la lutte culturelle, économique et sociale du peuple corse et qu’elles doivent s’inscrire dans la démarche commune des organisations nationalistes qui luttent pour que le peuple corse recouvre tous ses droits sur sa terre. La CAN est partie prenante de toutes les mobilisations nationalistes au sein d’une démarche unitaire de toutes les expressions publiques de la lutte nationaliste qui devient « Unità Naziunalista », à laquelle adhère le STC.
Crée selon les obligations que lui impose la loi sur les syndicats, le STC aspire à être présent à tous les niveaux de la lutte syndicale pour la défense des travailleurs. Constitué conformément aux règles du Code du travail, il se rattache à l’esprit des communautés ethniques d’Europe, dont le Comité permanent siège au Val d’Aoste. Une délégation de la CAN à la fin 1983, puis du STC fin 1984, sera d’ailleurs reçue au Val d’Aoste par les représentants de ce Comité. Elle rencontre le « Syndicat autonome des Travailleurs Valdôtains », SAVT. Le syndicat étudie aussi l’évolution du syndicat basque, LAB.
Parallèlement, vont se développer d’autres structures syndicales occupant d’autres secteurs d’activité : « A Federazione Corsa di i Cummercianti e di l’Artigiani », FCCA, et « l’Associu di l’Agricultori Corsi », SCA, crée le 15 mai à Corté, qui occupera diverses terres pour demander leur redistribution à des jeunes corses. « L’Associu di l’Insignanti Corsi », AIC, qui existait déjà, est réorganisé. Le 16 mai 1984, il devient le « Sindicatu di i Travagliadori di l’Insignamentu », puis le 12 juin 85, le « Sindicatu Corsu di l’Insignanti », SCI. En février se crée aussi à Ajaccio, « l’Associu di i Parenti Corsi », APC, qui va occuper le terrain de l’enseignement de la langue dans l’éducation nationale et prendre en compte les problèmes de l’enseignement en général. Puis va se créer le « Sindicatu di i Pescadori Corsi », SPC, qui va prendre en charge les problèmes de la pêche.
Une 3ème contribution, sous forme de Tribune libre, traitera de l’histoire du STC, désormais 1er syndicat de salariés en Corse, de ses forces et de ses faiblesses aujourd’hui face aux nouveaux enjeux imposés à la Corse et aux évolutions sociétales, sociales et économiques dans l’Île.
Pierre Poggioli
1 A la fin des années 70, selon « l’Observatoire économique de la Corse », sur les 230000 habitants que compte l’Île, 16000 vivent du travail de la terre, (gros et petits paysans, ouvriers agricoles), une moyenne double de celle de la France continentale, soulignant le fort caractère rural de la Corse d’alors. Les femmes occupent 18% des emplois (contre 44% en France continentale). Le bâtiment emploie environ 16000 salariés et l’industrie 16500. Les ouvriers représentent 30% de la population active. 30000 travailleurs immigrés, surtout maghrébins, vivent dans l’Île. Le chiffre des chômeurs déclarés est de 6000 et 3000 jeunes de moins de 25 ans sont sans emploi. 3500 étudiants poursuivent leurs études hors de l’Île. La Corse accueille un million de touristes (environ 160000 Corses reviennent chez eux durant l’été). La vie est 20% plus chère et les salaires dans le privé et le semi-public sont inférieurs de 25 à 30% par rapport à la moyenne en France continentale.
3 Un responsable de la CGT, irrité par ce succès, affirmera dans la presse, « c’est un syndicat mort-né ! ».