TRIBUNE LIBRE : SAUVER LE TEMPS DE LA FRÉNÉSIE DU PRÉSENT !

gregorien

SAUVER LE TEMPS  DE LA FRÉNÉSIE DU PRÉSENT !
C’est ainsi que j’intitule la synthèse que je propose de la leçon inaugurale de Patrick BOUCHERON, « Que peut l’histoire aujourd’hui ? » donnée au Collège de France le 17 décembre 2015, consultable au lien suivant : http://www.college-de-france.fr/site/patrick-boucheron/inaugural-lecture-2015-12-17-18h00.htm

I – RÉSISTER

Sur la place la République, le soleil de novembre jette une clarté insolente, scandaleuse dans sa souveraine indifférence à la peine des hommes qui naît en janvier 2015, après l’exécution des journalistes d’un journal satyrique. Parmi les fleurs, les bougies et les papiers collés, se trouve une page arrachée à un cahier d’écolier, avec une citation de Victor Hugo recopiée d’une écriture appliquée :

« Tenter, braver, persister, persévérer, s’être fidèle à soi-même, prendre corps à corps le destin, étonner la catastrophe par le peu de peur qu’elle nous fait, tantôt affronter la puissance injuste, tantôt insulter la victoire ivre, tenir bon, tenir tête ; voilà l’exemple dont les peuples ont besoin, et la lumière qui les électrise. »

Ce qui tient bon, ce qui tient tête, c’est pour Hugo la ville, dans ses formes matérielles, cette vieille idée humaniste, toujours démentie par l’expérience, jamais récusée pourtant, qui consiste à croire qu’un assaut de beautés et de grandeurs saura braver la méchanceté du monde. Mais ces formes urbaines ne sont rien sans l’énergie sociale qui les anime, les affirme et les transforme.

Elles demeurent en mouvement, si l’on veut bien prêter l’oreille à la familière étrangeté de cette expression, « demeurer en mouvement », qui dit tout à la fois ce qui nous habite, nous élance et nous éloigne.

II – FORMES DE RÉSISTANCE

Les grands périls sont en même temps ceux qui s’annoncent bruyamment par eux-mêmes et ceux, plus inaperçus, que l’on risque de précipiter en voulant les prévenir. La tourmente qui nous guette prend deux formes assourdissantes : celle des bavardages incessants et celle du grand silence apeuré.

Nous ne pourrons les affronter que par une conjugaison de patience, de travail, d’invention, de courage, bref par une conjugaison d’intelligences.

En 1534, Barthélemy Masson, dit LATOMUS, nommé à la chaire d’Éloquence latine, prononçait la toute première leçon au Collège de France[1]. Elle avait pour but de sortir l’humanité des ténèbres en contant l’histoire de la Renaissance.

Athènes et Rome, qui florissaient par l’éclat de leurs génies et la gloire de leur empire virent s’abattre la tempête barbare, ennemie des lettres, « dévastatrice de tout ce qui était bon ».

Il s’ensuivit un ravage immédiat « des vertus privées dans le cœur des hommes », mais aussi « de l’empire et de la domination ». Les hommes sont alors plongés dans l’obscurité du Moyen Âge, éclipse de la puissance. Mais suivant LATOMUS, emporté par l’émotion, « ce temps n’est plus, tout est rétabli, restauré, purifié et fortifié ». Un homme d’espérance ….

III – RÈGNE DE LA DISCONTINUITÉ

On reconnaît dans ce discours, la rhétorique de la séparation des temps qui, du même mouvement, invente les deux périodes qu’elle écarte : Moyen Âge et Renaissance.

Pas de commencement ici, mais une suite incertaine de recommencements ou rien ne commence vraiment au 13ème ni ne s’achève au 16ème siècle. Une période est un temps que l’on se donne qu’il ne convient pas de défendre contre celles, évidemment hostiles, qui la précèdent ou la périment. Bien au contraire elle recèle un passé toujours actif, utile à une compréhension du fait politique aujourd’hui.

Cette période relie d’un même élan la scolastique[2] du 12ème siècle à l’humanisme du 16ème siècle. Il convient donc de se tenir à distance respectueuse de ces deux chrononymes[3], Moyen Âge et Renaissance. Pourquoi ?

Parce que l’histoire est aussi un art des discontinuités. En déjouant l’ordre imposé des chronologies, elle trouble les généalogies, inquiète les identités et ouvre un temps où le devenir historique retrouve son droit à l’incertitude qui permet d’accueillir l’intelligibilité du présent.

IV – DISCONTINUITÉ ET SÉPARATION

La période ou rien ne commence vraiment au 13ème ni ne s’achève au 16ème siècle est caractérisée par son histoire des pouvoirs.

Elle se situe au delà ce que les historiens appellent la coupure grégorienne : d’abord défense des biens matériels et des prérogatives spirituelles de l’Église, puis réagencement global des pouvoirs autour du pouvoir politique dans la cité et du pouvoir domestique dans la famille et enfin sacrements (du baptême au mariage) délivré par des ecclésiastiques à des laïcs.

NB : La réforme grégorienne mise en place par le moine Grégoire VII, pape de 1073 à 1085, interdit la nomination d’évêques par les seigneurs contre rétributions de familles auxquelles ils appartiennent (simonie), proscrit le mariage pour les écclésiastiques et engage la formation du clergé, le monastère de Cluny faisant office de phare dans ce projet.

Cette construction exclut de fait les juifs, les infidèles et les hérétiques qui faisaient l’objet d’une même réprobation car ils ne prêtent pas foi à la validité des sacrements de l’Église et à la légitimité du statut des prêtres :

  • la 1ère conséquence en est une différentiation de deux modes de vie, l’un terrestre (les laïcs) et l’autre céleste (les ecclésiastiques) :
  •  la 2ème conséquence en est l’instauration d’une seigneurie des laïcs dès lors que l’autorité de l’église se spiritualise.

Cette construction structure la religion chrétienne autour d’un ordre hiérarchique qui régente la société tout entière. La réforme grégorienne avec ses aspects positifs, instaure la séparation dont l’histoire a montré combien les idéologies reposant sur ces notions sont néfastes (le 20ème siècle en est le triste exemple). Or ces séparations font encore partie de la modernité.

V – SÉPARATION ET HISTOIRE DES POUVOIRS

Elle est le propre de l’histoire occidentale, car nous sommes issus, qu’on le veuille ou pas, de cette longue histoire qui fit de l’ordre social la construction mimétique des sacrements ecclésiastiques.

Reposant sur la théologie de l’Incarnation, le mimétisme ecclésial impose à la représentation sociale son sens :

  • figuratif avec l’utilisation des images pour rendre présente l’absence,
  • et politique avec une organisation des institutions permettant de déléguer le pouvoir des communautés introuvables à des représentants.

En ce sens, la théologie de l’Incarnation s’écarte des religions de la théophanie[4] qui, comme l’islam, conforment leur théologie des images et leur théorie du pouvoir à cette autre modalité de la manifestation du divin : la pure présence !

Nous sommes là au plus vif de la coupure théologique et politique occidentale, qui est un acte de séparation.

Les historiens ont complété leur vision de la période du 12ème siècle au 16ème siècle, par l’étude du développement urbain, des aménagements territoriaux et des changements économiques et sociaux. La réalité politique se traduit par une lutte entre les laïcs désireux de s’emparer des instruments du pouvoir symbolique et des formes de représentation et de l’Église qui échoue à défendre le monopole.

Leurs efforts ont d’abord porté sur la description de l’engrenage étatique : la guerre entraîne la nécessité d’une armée permanente, donc d’un impôt qui la finance, donc d’assemblées représentatives qui le justifient. Leur but est la mise en partage d’un monde de pensées, de valeurs, d’images et d’intentions que l’on peut appeler « imaginaire », mais qui accède à une existence concrète dès lors qu’il devient socialement tangible.

L’histoire des pouvoirs trouve son origine dans la révolution symbolique initiée par l’Église, capturée et adaptée ensuite par les pouvoirs laïcs.

On peut en énumérer les principales manifestations :

  • essor des institutions scolaires et révolution des méthodes d’enseignement ;
  • développement conjoint des procédures de construction contradictoire de la vérité en droit et en théologie ;
  • diffusion de la culture écrite ;
  • progrès de l’enregistrement documentaire et promotion des langues vernaculaires[5] ;
  • diversification de la fonction des images ;
  • et hiérarchisation de l’ensemble du système de communication.

Ce sont autant de lentes transformations qui s’amorcent bien avant, mais n’atteignent leur pleine efficacité sociale qu’au 13ème siècle, dans un contexte de concurrence des pouvoirs.

VI – IRRUPTION DU STUDIUM

Le programme grégorien entendant instaurer le pape en docteur de Vérité a échoué. Son église est secouée de tensions et sa vérité se confronte aux autres savoirs. La science et la raison s’emparent de l’exigence de vérité et l’enrichissent par le débat, la rendent abondante, diverse, inventive et ouverte.

Voici qu’à côté du sacerdoce et de la seigneurie s’instille le troisième pouvoir : le STUDIUM (réflexion basée sur l’étude, la raison et l’investissement personnel du cherchant).

Les historiens s’attachent alors à décrire une histoire des pouvoirs au travers de leurs réalités effectives : « une histoire centrée … sur l’évolution des modes de gouvernement et le destin des groupes de gouvernés … pour comprendre, par le dedans, les faits qu’elle a choisis comme les objets propres de ses observations ». (Marc Bloch[6]).

Ils visent à comprendre, « par le dedans » les faits et les objets où le pouvoir s’exprime et s’exerce car le propre du pouvoir est de faire advenir du réel, même si tout pouvoir est pouvoir de mise en récit :

  • cela signifie d’abord qu’il se donne à aimer et à comprendre par des fictions juridiques, des fables et des intrigues.
  • cela signifie surtout et plus profondément qu’il devient pleinement efficient à partir du moment où il sait réorienter les récits de vie de ceux qu’il dirige. Mais dans le même temps, il expose de manière intelligible ce qui, en traversant les contraintes de la vie des hommes, peut aussi les libérer de leurs déterminations[7].

VII – CONSTATS DU STUDIUM

Les nouvelles formes de gouverner sont visibles dans les configurations des villes médiévales et dans leurs programmes de peinture politique ou de sculpture funéraire. Elles sont actives et créatrices, car il en va des actes d’image comme des actes de langage : leur pouvoir est aussi celui du signe.

Elles sont au cœur de la révolution symbolique qui anime l’histoire des pouvoirs, au moins jusqu’au 16ème siècle quand, par les effets conjoints de la familiarité accrue avec la culture écrite et de l’imprimerie, se diffuse de manière incontrôlable l’appétit du récit, engendrant connaissance et inquiétude.

Fernand Braudel, dans sa leçon inaugurale en 1950, traduit cette inquiétude, l’inquiétude de son temps : hantise de la guerre, mais guerre passée, qui a libéré l’énergie farouche, l’optimisme rageur de l’expansion des sciences de l’homme.

Mais il craint la fin du rêve Erasmien[8], avec une entrée dans le temps des affrontements que l’on nomme « guerres de Religion ».

Si l’excitation eschatologique[9] a un rôle déterminant dans le déclenchement des violences, on n’y trouve pas que des causes religieuses. A la fin du 16ème siècle les sociétés européennes sont confrontées :

  • aux défis du pluralisme religieux, qui nécessite une forme d’autonomisation de la raison politique,
  • et à la déstabilisation profonde de leurs identités collectives.

Elles entrent alors dans un état incertain où la guerre et la paix atteignent un seuil d’indistinction, dénommé « guerre civile », qui s’étend à toute l’Europe, comme le décrit si magnifiquement et si désespérément Ronsard dans « Discours des misères du temps » (extraits en annexe).

VIII – APPARITION DE « L’AUTRE »

Cette faille est toujours en nous, européens, reliée à l’élargissement du monde qui exige de se déprendre[10] des préjugés, de comparer, de relativiser, ce qui revient à admettre que l’on est toujours « l’autre de quelqu’un ».

Montaigne dans sa description de l’anthropophagie des « Indiens du Brésil » ne renonce pas pour autant au pari de l’universel :

« Nous les pouvons donc bien appeler barbares, eu égard aux règles de la raison, mais non pas eu égard à nous qui les surpassons en toute sorte de barbarie »

Sachons lui reconnaître ce qu’il porte de désir de connaissance. Comparer, se comparer. Cela permet à Montaigne de renoncer à une folle croyance, celle qui demeure toujours la plus tenace, car tapie en nous : l’évidence de notre propre point de vue.

En le déplaçant, en y laissant place à l’autre, on accomplit le geste humaniste par excellence.

L’histoire parvient aisément à dissiper l’illusion des continuités dès lors qu’on prend le large. l’histoire de l’Italie, son caractère composite, hétérogène et contractuel de ses constructions institutionnelles, montre que la lente construction étatique des identités nationales, est en fait résistible et toujours réversible.

De la connexion au 13ème siècle, des espaces de l’Ancien Monde jusqu’à la capture du Nouveau Monde au 16ème siècle, son cadre d’intelligibilité ne peut être que global.

Or l’on sait bien qu’à l’échelle eurasiatique, Afrique comprise, le rythme du monde bat à une cadence que personne ne connaît réellement, mais dont nul ne peut tout à fait ignorer l’existence, puisqu’il se trouve quelque part en Chine, berceau des inventions.

 IX – DÉPAYSEMENT DE L’EUROPE

Il s’agit donc moins de provincialiser l’Europe que de la dépayser, de la ramener à son étrangeté.

L’Europe est une contrée de récits de marchands et de navigateurs, un monde de réseaux de passeurs et de traducteurs, des communautés marchandes et de diasporas juives, un monde de comptoirs, de transactions, de confiance au long cours.

Le pouvoir s’y détient moins qu’il ne s’exerce. Il est là où s’entrecroisent des réseaux d’échanges et où peut s’opérer le prélèvement !

Telle est l’armature véritable des pouvoirs en Europe occidentale, bien loin des aplats colorés des cartes de géographie de nos enfances.

Lorsque les historiens arabes du 12ème au 14ème siècle se penchent sur l’histoire de nos contrées c’est pour comprendre ce qui fait dévier le cours de cette « étrange Europe », de l’histoire impériale qui domine le monde, depuis l’expansion mongole aux conquêtes ottomanes, sans oublier les empires du Milieu.

Dépayser l’Europe, c’est se demander pourquoi elle est un monde de réseaux et de seigneuries alors que le monde est celui des empires. En inversant la charge de la familiarité et de l’étrangeté, on contribue à désorienter les certitudes les plus innocemment inaperçues.

X – QUID DE LA PENSÉE DOMINANTE

Suivant la plus forte pente de l’imaginaire européen, celle d’Alexandre, lui et ses compagnons marchaient héroïquement vers leur curiosité, renonçant à cet art de ne jamais se laisser surprendre, cet art qui caractérise l’esprit du voyage. Mais l’Orient est toujours une direction, tandis que l’Occident est une butée.

Il a fallu renoncer à cette direction et se tourner vers l’Atlantique pour que les hommes du 16ème siècle donnent un sens à l’idée d’Europe occidentale. Elle n’en avait guère avant eux, sinon le sens commun de Maghreb, qui est pour les géographes arabes le côté du couchant et des mauvais augures.

Il y a toujours un pléonasme un peu comique à parler du déclin de l’Occident puisque son nom ne recouvre rien d’autre que les « pays de la nuit qui vient ».

La nuit, oui et encore, précise le poète ;

« non plus la grande nuit respirante, claire, de la nature, non plus le ciel étoilé, mais l’opacité dans même le jour, le plein noir dans lequel il arrive que les échafaudages s’effondrent».[11]

Ceux qui se risqueraient à ne rien risquer, s’abandonnant confortablement à la certitude muette des institutions, ceux qui entreraient dans le jeu sans volonté d’y jouer un peu eux-mêmes, ceux-là prendraient sans doute tous les atours de l’esprit de sérieux, mais c’est leur esprit qu’ils ne prendraient pas au sérieux.

XI – SE SAUVER DE LA FRÉNÉSIE DU PRÉSENT

Nous avons besoin d’histoire car il faut, comme le font les poètes, « sauver le temps de la frénésie du présent ».

L’histoire n’a ni commencement ni fin, sauf à la transformer en une discipline religieuse.

L’histoire est rupture qui ne peut qu’étonner ceux qui « cultivent  sagement le petit lopin des certitudes et des continuités ».

La fin de l’histoire a fait long feu et il faut revendiquer une histoire sans fin, ouverte à ce qui la déborde et la transporte, une histoire en éternel mouvement.

Ainsi il fut des temps heureux où la mer Méditerranée se traversait de part en part, et d’autres, plus sombres, où elle se transforma et se transforme encore en tombeau.

Alors, à se tenir face à la mer, on ne voit plus la même chose.

« Tenter, braver, persister ». Il y a certainement quelque chose à tenter. Nul ne peut se résoudre à un devenir sans surprise. Ce qui surviendra, nul ne le sait. Mais chacun comprend qu’il faudra, pour le percevoir et l’accueillir, être calme, divers et exagérément libre.

Ce dernier paragraphe définit à mon sens, l’esprit qui anime notre cercle de réflexion.

Roger Micheli

[1] En réalité c’était au collège Sainte Barbe, à quelques pas des locaux actuels qui commencèrent à abriter les leçons en 1612.

[2] Scolastique : enseignement synthétisant les dogmes chrétiens et les philosophie stoïcienne et Aristotélicienne.

[3] Chrononyme : portion de temps que chacun identifie à des actes censés lui donner une cohérence, accompagnée du besoin de la nommer, sans étiquette calendaire stricte.

[4] Théophanie : étymologiquement « rendre visible », religieusement manifestation de Dieu aux hommes par des signes (buisson ardant, transfiguration, ange Gabriel apparaissant à Mohammed)

[5] Vernaculaire : langue parlée seulement à l’intérieur d’une communauté par opposition à une langue véhiculaire qui permet la communication entre entités étatiques ou géographiques différentes : pays de langue anglaise ou française ou arabophones.

[6] Bloch : historien et savant, combattant des deux grandes guerres, mort sous les balles allemandes en 1944.

[7] Déterminations : trajectoires vers lesquelles semblaient s’orienter les vies avant l’irruption d’un évènement provoquant une autre perception du réel et une volonté d’agir sur lui.

[8] Rêve Érasmien : Érasme, œuvre pour la concorde universelle à l’échelle de l’Europe, alors dominée par les querelles religieuses, dans un souci d’humanisme et d’indépendance d’esprit.

[9] Eschatologique : croyances relatives à la fin des temps, tout aussi bien pour l’homme que pour l’univers.

[10] Déprendre : se détacher d’une emprise.

[11] Yves Bonnefoy : l’hésitation d’Hamlet et la décision de Shakespeare, Editions du Seuil 2015

ANNEXE

PIERRE DE RONSARD

Discours des misères de ce temps (1562), Vers 115 à 193, éditions Nizet, 1973.

 

            À ce monstre arme le fils contre son propre père,

Et le frère, ô malheur, arme contre son frère,

La sœur contre la sœur, et les cousins germains

Au sang de leurs cousins veulent tremper leurs mains,

L’oncle fuit son neveu, le serviteur son maître,

La femme ne veut plus son mari reconnaître.

Les enfants sans raison se disputent de la foi,

Et tout à l’abandon va sans ordre et sans loi.

            L’artisan par ce monstre a laissé sa boutique,

Le pasteur ses brebis, l’avocat sa pratique,

Sa nef le marinier, sa foire le marchand,

Et par lui le prud’homme est devenu méchant.

L’écolier se débauche, et de sa faux tortue

Le laboureur façonne une dague pointue,

Une pique guerrière il fait son râteau

Et l’acier de son coutre il change en un couteau.

Morte est l’autorité : chacun vit à sa guise,

Au vice déréglé la licence est permise,

Le désir, l’avarice, et l’erreur insensé

Ont sens dessus dessous le monde renversé.

            On a fait des lieux saints une horrible voirie,

Un assainissement et une pillerie :

Si bien que Dieu n’est sur en sa propre maison.

Au ciel est revolée et Justice et Raison,

Et en leur place hélas ! règnent le brigandage,

La force, les couteaux, le sang et le carnage.

            Tout va de pis en pis : les cités qui vivaient

Tranquilles ont brisé la foi qu’elles devaient ;

Mars enflé de faux zèle et de vaine apparence

Ainsi qu’une furie agite notre France,

Qui farouche à son prince, opiniâtre suit

L’erreur d’un étranger , qui folle la conduit.

            Tel voit-on le poulain dont la bouche trop forte

Par bois et par rochers son écuyer emporte,

Et malgré l’éperon, la houssine, et la main,

Se gourme de sa bride, et n’obéit au frein ;

Ainsi la France court en arme divisée,

Depuis que la raison n’est plus autorisée.

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